Président de la Guinée depuis 2010, l’ancien opposant Alpha Condé (77 ans) est confronté à une double crise : sanitaire et sociale avec l’épidémie de fièvre Ebola qui sévit depuis plus d’un an dans son pays, et politique avec une opposition qui estime n’avoir plus que la rue pour se faire entendre.
Des centaines d’Africains ont péri ces derniers jours en tentant de rejoindre les côtes européennes. Que vous inspire cette nouvelle tragédie ?
Le silence des chefs d’Etat africains est un scandale. Le monde s’émeut et ils se taisent. Mille morts et l’on n’entend pas l’Afrique, c’est scandaleux. Il faut que l’Union africaine réagisse.
Ces drames à répétition ne doivent-ils pas interpeller les dirigeants africains sur leur incapacité à offrir à leur population des perspectives d’emploi, d’une vie meilleure ?
Tout le problème, c’est la pauvreté. Le terrorisme, l’ethnocentrisme viennent de la pauvreté. C’est pour cela que dès que je suis devenu président, je me suis battu pour revoir les contrats miniers car si nos mines servent à développer l’emploi des jeunes et à mieux répartir les richesses, il y aura moins de migrations et de terrorisme. Je dis souvent aux Européens que l’Afrique est proche et qu’ils doivent accepter de relocaliser des entreprises qui emploient beaucoup de main-d’œuvre sur notre continent. Cela permettra de ravitailler l’Europe à un prix inférieur que depuis l’Asie et de lutter contre l’immigration clandestine.
La Guinée connaît une nouvelle crise politique. L’opposition demande la tenue d’élections communales avant la présidentielle fixée au 11 octobre. Pourquoi ne pas satisfaire cette demande ?
Après mon élection, nous avons négocié avec l’opposition et nous nous sommes mis d’accord pour choisir l’opérateur technique [chargé du fichier électoral] par appel d’offres et poursuivre les auteurs de violences et éventuellement indemniser les victimes. Il n’a jamais été question dans notre accord des élections communales qui n’ont pas eu lieu depuis 2005. De toute façon, les mairies et les délégations [nommées par l’exécutif] ne jouent aucun rôle dans les élections. La preuve, nous avons eu des législatives [en septembre 2013] et le pouvoir n’a eu qu’une majorité relative. Vous connaissez un pays en Afrique où le pouvoir en place n’obtient pas au moins 70 à 80 % des députés ? Par ailleurs, la Constitution prévoit que si l’élection présidentielle n’est pas organisée avant la fin du mandat, il n’y a plus de pouvoir. Enfin, Ebola limite nos moyens. Les opposants en Guinée n’ont pour programme que de jeter des pierres et de casser. Ils ont été très clairs en disant qu’ils allaient manifester jusqu’au renversement du pouvoir. Leur objectif est de créer le chaos, d’avoir beaucoup de morts pour arriver à une crise grave et au final un coup d’état militaire. Moi, je me suis battu pendant quarante ans pour la démocratie, je vais tout faire pour qu’elle continue, je ne vais pas frauder, mais la liberté de manifester doit aller avec la protection de la vie et des biens des citoyens.
Pourquoi les forces de l’ordre continuent à tirer à balle réelle sur les manifestants ?
Aucun manifestant n’a été tué par balle. Au contraire, ce sont les gendarmes qui ont été blessés par des tirs. La Guinée a connu un long passé dictatorial, j’ai fait des réformes mais ce n’est pas du jour au lendemain que l’on va changer les mentalités. On voudrait que je fasse de mon pays la Suède en quatre ans mais comment voulez-vous qu’un policier ou un gendarme qui a été habitué pendant vingt ans à taper change comme cela ? Il peut y avoir des bavures mais je fais tout pour qu’ils sortent sans fusil et qu’ils aient des grenades lacrymogènes.
Vous avez demandé à François Hollande (mercredi 22 avril) de vous aider à équiper les forces de l’ordre. A-t-il accepté ?
Je me bats actuellement pour que les forces de l’ordre soient protégées car l’objectif des manifestants est de les pousser à réagir. Je demande donc à tous les pays amis de nous aider pour que nous ayons une gestion démocratique des manifestations. La Guinée est victime de son passé et de toutes ces violations des droits de l’homme. J’ai dit une fois à l’ambassadeur d’Allemagne qu’avec tous les progrès que nous avons faits, il est anormal que l’on nous ramène toujours à notre passé. Il m’a répondu : vous n’êtes pas seul, nous avec les Grecs ou les Turcs, dès que ça chauffe, ils nous traitent de Nazis.
Vous étiez la semaine passée à Washington avec les présidents libérien et sierra-léonais pour redemander l’instauration d’un « plan Marshall » de 8 milliards de dollars [7,3 milliards d’euros] et l’annulation de la dette pour vos pays sinistrés par Ebola. À ce jour, quel est le montant de l’aide que vous avez reçue ?
Ce que nous avons demandé, c’est pour nous aider à atteindre l’objectif de zéro cas d’Ebola pour les trois pays, à renforcer notre système sanitaire défaillant et à relancer notre économie qui est à terre. Pour le moment, la Banque mondiale a annoncé 600 millions de dollars, les Etats-Unis entre un milliard et un milliard et demi. La Guinée a reçu moins d’aide que les autres pays, car la situation était moins grave, mais aussi parce que nous sommes aidés par la France alors que le Liberia est aidé par les Etats-Unis et la Sierra Leone par tout le Commonwealth. Ensuite, entre l’aide annoncée et l’aide reçue, il y a souvent un gouffre. L’aide n’est pas non plus envoyée directement aux Etats mais aux organisations internationales et quand nous voulons savoir comment l’argent est dépensé, c’est très mal perçu. Cependant, l’essentiel pour nous c’est d’arriver à Ebola zéro et de sortir de cette situation qui a fait de nous presque des pays parias.
François Hollande vous a-t-il promis son soutien pour que soit annulée la dette de la Guinée ?
La France fera de son mieux. Elle nous a toujours accompagnés en nous donnant de l’argent frais. Elle a construit des centres de santé performants qui nous ont permis d’être à zéro Ebola en région forestière ou de soigner les personnels médicaux, et un centre de formation.
Craignez-vous que les bailleurs se détournent alors que le nombre de personnes affectées s’est considérablement réduit ces derniers mois ?
Ebola a mis à terre tous nos efforts pour améliorer la vie du petit peuple. Pour que nos économies reprennent, il faut un programme post-Ebola car nos recettes douanières et fiscales sont nulles, faute d’activité.
Aujourd’hui, combien de cas de fièvre Ebola sont-ils recensés en Guinée ?
Mercredi 22 avril, il y avait vingt cas positifs et dix-huit suspects. L’un des problèmes que nous avons dans la région de Forécariah (dans le sud-ouest), c’est que beaucoup de Sierra-Léonais ont fui en Guinée à cause des mesures de cantonnement qui ont été imposées chez eux. Nous avons commencé à faire du porte-à-porte pour être sûrs qu’aucun malade ne reste caché. Les mesures d’urgence renforcée ont été prises pour que tous les enterrements soient sécurisés, ce qui n’est pas facile pour les musulmans. Il faut aussi lutter contre les gens qui barrent la route aux médecins, croyant qu’ils viennent les tuer.
Pourquoi n’êtes-vous pas arrivés à atteindre l’objectif de zéro cas d’Ebola à la mi-avril ?
La première raison est qu’en Guinée, les laboratoires ont une capacité de traiter vingt cas par jour. En Sierra Leone et au Liberia, les laboratoires peuvent en traiter 200. Les Américains doivent nous en envoyer d’ici deux semaines. La deuxième est que nous n’avons pas de laboratoires mobiles. Ensuite, malgré toute mon insistance, la frontière avec la Sierra Leone n’a pas été renforcée comme cela avait été fait avec le Liberia. Quand j’ai voulu le faire, on a dit que je faisais du micromanagement parce que je suivais tous les jours cette guerre. Que je sache, quand il y a une guerre, il faut un chef d’état-major. Cela dit, ce que le Liberia a réussi en atteignant zéro cas d’Ebola, nous l’avons réussi en Guinée forestière qui est aussi peuplée que le Liberia. Nous avons réussi grâce à la persuasion, car on nous empêche d’utiliser la contrainte. Lorsque nous voulons cantonner les gens à Forécariah pour qu’Ebola ne se propage pas, ils refusent parce que nous ne l’avons pas fait en région forestière et cela provoque une levée de bouclier des diplomates et des organisations internationales.
Allez vous réévaluer les moyens du ministère de la santé qui ne représente que 2 % du budget national ?
Nous avons décidé de réévaluer ce budget chaque année pour atteindre les 10 %. Quand je suis arrivé, j’ai hérité d’un pays, pas d’un Etat. La Guinée n’avait pas de relation avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). La Banque centrale n’avait même pas une semaine de devises pour les importations. L’inflation était à 21 %. Le FMI m’a imposé des conditions draconiennes pendant trois ans pour arriver à une annulation de dettes et obtenir des crédits commerciaux qui permettent de développer le pays, mais c’est à ce moment qu’Ebola est arrivé.
L’une de vos priorités est d’attirer davantage d’investisseurs en Guinée mais plusieurs cabinets d’avocats travaillant pour le gouvernement se sont retournés contre vous après des défauts de paiement. N’est-ce pas un signal négatif pour la sécurité des affaires ?
Dentons nous a demandé 10 millions de dollars pour six mois de travail alors que pour le même travail, sur un an, ce cabinet a demandé 600 000 dollars à la Banque mondiale. C’est un scandale. Nous avons payé une partie mais nous sommes en procès car nous refusons cela.
Plusieurs officiers suspectés d’être impliqués dans le massacre du 28 septembre 2009 ont été inculpés. Peut-on envisager l’ouverture de procès avant les élections ?
J’étais opposant à cette époque mais, en tant que chef d’Etat, j’assume tous les crimes de la Guinée. Un tribunal a été mis en place pour juger ces personnes. Il est protégé par ma garde présidentielle, cela signifie que je souhaite ces procès, mais je ne me mêle pas de la justice, qui est indépendante.
Considérez-vous que la place de Dadis Camara, l’ancien chef de la junte, est en Guinée, en exil au Burkina ou à la Haye sur les bancs de la Cour pénale internationale ?
Je n’ai pas à faire de commentaire sur cette question. C’est un ancien président et je le respecte.
(Le Monde)