La population de l’Afrique va doubler d’ici 2050. Le fait est connu. Ce qui l’est moins, c’est que 30 % des Africains souhaitent quitter l’endroit où ils vivent pour gagner des espaces qui leur offriront les services et des infrastructures qu’ils ne trouvent pas près de chez eux. Cet ailleurs pourra être une ville africaine ou un pays du nord ou les deux. Le départ en tout cas est dans les têtes. Le rapport annuel sur les Perspectives économiques en Afrique, présenté lundi 25 mai à Abidjan, à l’occasion de l’assemblée annuelle de la Banque africaine de développement, retiendra moins l’attention par son habituel exercice de prévisions économiques que par le tableau déséquilibré qu’il brosse de ces territoires africains où le sort des populations rurales souvent masqué par l’attention portée à l’explosion urbaine, apparaît comme un sujet urgent à traiter.
400 millions de personnes supplémentaires vont venir gonfler les campagnes au cours des trois prochaines décennies. Toutes, loin s’en faut, pourront trouver de l’emploi en ville. La solution ? Concevoir des politiques de développement local pour créer des emplois là où vivent les populations. Pour éviter que les villes africaines ne deviennent le déversoir de chômeurs sans racines.
Entretien avec Mario Pezzini, directeur du centre de développement de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), coauteur de ce rapport avec la Banque africaine de développement (BAD) et le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement).
Le doublement de la population africaine est souvent présenté par les économistes comme une formidable opportunité, vous êtes plus prudent.
L’Afrique va devoir gérer une trajectoire démographique sans précédent puisque sa population va doubler au cours des trois prochaines décennies. Le bon côté des choses, c’est que le nombre de personnes inactives dépendant des personnes qui travaillent va baisser. Et en théorie, ce « bonus » démographique stimule la croissance. Dans le cas de l’Inde ou de la Chine, on estime que cette transformation explique entre 25 % et 40 % de l’augmentation de la richesse. Mais si les personnes qui arrivent sur le marché du travail ne trouvent pas d’emploi, cela peut aussi déboucher sur des tensions très difficiles à gérer. La Tunisie nous a déjà donné un signal. La colère des jeunes Tunisiens qui a débouché sur le « Printemps arabe » a en partie été alimentée par les frustrations nées dans un contexte de croissance élevée mais peu créatrice d’emplois.
La situation de l’Afrique centrale semble de ce point de vue plus préoccupante ?
Une grande partie de l’augmentation de la population du continent va se concentrer dans cette région [dont font partie la République démocratique du Congo, le Cameroun, le Tchad, la République centrafricaine]c’est-à-dire là où les infrastructures économiques sont les moins développées.
Depuis une décennie, l’Afrique fait preuve d’un dynamisme économique important et les prévisions pour cette année et 2016 le confirme, cela n’est pas suffisant ?
D’ici 2030, environ 29 millions de jeunes vont arriver chaque année sur le marché du travail. C’est considérable. Quels secteurs sont en mesure d’absorber un tel choc ? Compte tenu de la situation budgétaire et fiscale des différents États, certainement pas le secteur public. Une autre piste souvent avancée consiste à dire qu’il faut davantage exploiter les ressources naturelles. Après tout, l’Afrique ne consacre que 5 dollars par km² à l’exploration minière quand l’Australie en dépense 65.
Il y a donc de la marge pour le développement des industries extractives. Mais cela ne sera pas suffisant non plus car on sait que l’exploitation des ressources naturelles crée une quantité d’emplois limitée. On peut aussi penser que l’Afrique, dans le contexte de la mondialisation, pourrait prendre sa part dans ce qu’on appelle « la chaîne globale de valeurs ». Regardons les chiffres : en 1993, l’Afrique produisait 1,4 % de la production mondiale des biens intermédiaires, vingt ans après, 2,2 %. Cela reste très peu et l’industrialisation ne peut offrir une réponse immédiate au problème actuel de l’emploi.
Que faut-il faire ?
Il faut créer des emplois là où la demande va être la plus abondante. C’est-à-dire dans les zones rurales où la population va rester encore majoritairement installée au cours des quinze prochaines années. Les Etats doivent réfléchir à la création d’activités au niveau local. Pas uniquement dans l’agriculture mais aussi à travers un tissu de petites entreprises, de services. Jusqu’à présent, à l’exception de rares pays comme l’Afrique du Sud ou le Maroc, il n’existe aucune stratégie de développement régional. Toutes les initiatives lancées dans les années 1960-1970 ont été balayées par les plans d’ajustement structurel.
Il n’en reste que des bribes à travers des zones franches, des corridors économiques voire quelques expériences de développement transfrontalier comme le long du fleuve Sénégal. La somme de ces interventions s’apparente davantage à des peaux de léopard qu’à des stratégies cohérentes. Nous sommes pourtant là au cœur de la réflexion sur la transformation du continent. L’urbanisation n’est pas forcément une bonne chose. Si les Etats africains ne parviennent pas à fixer leur population en favorisant la création d’emplois localement, il y a un risque que les villes africaines deviennent le réceptacle de migrants sans racines, des lieux de congestion.
Le Monde