Dans la nuit du 15 au 16 mai, Alassane Ouattara, confronté à la quatrième contestation militaire en trois ans, a dû céder aux revendications des mutins. Retour sur une crise qui soulève de nombreuses interrogations.
L’effervescence des grands jours règne dans certaines artères de Bouaké. Autour des banques, on joue des coudes, on s’apostrophe, on rit. Ce mardi 16 mai, s’ils n’ont plus leur arme à la main et ont remisé leur uniforme, ce sont bien des militaires qui s’apprêtent à passer au guichet.
Mutins la veille, ils sont venus récupérer les 5 millions de F CFA (7 600 euros) que l’État ivoirien a transférés sur leurs comptes bancaires. « Je reviendrai demain », confie, jovial, un sergent. L’homme est détendu : il vient d’obtenir gain de cause, après cinq jours de bras de fer avec les autorités ivoiriennes.
La 4ème mutinerie en 3 ans
Cinq longues journées au cours desquelles les anciens rebelles des Forces nouvelles, intégrés dans l’armée régulière en 2011, ont imposé la loi des armes à Alassane Ouattara (ADO), l’homme qu’ils avaient soutenu lors de la crise post-électorale de 2010-2011. Confronté à la quatrième mutinerie en trois ans, le président ivoirien vient de vivre l’expérience la plus délicate depuis son accession au pouvoir.
Mardi 9 mai, il est près de 23 heures à Abidjan lorsqu’une trentaine de soldats, désignés par leurs unités respectives pour les représenter, retrouvent le ministre de la Défense, Alain-Richard Donwahi.
En janvier, pour faire cesser un précédent soulèvement, le gouvernement avait promis 12 millions de F CFA pour chacun des 8 400 ex-rebelles des Forces nouvelles intégrés à l’armée régulière. Une avance de 5 millions a été débloquée immédiatement, et le solde devait être progressivement versé à partir de la fin mai.
Pourtant, dès le mois de mars, Alassane Ouattara fait volte-face. Il regrette d’avoir cédé et décide qu’il ne paiera pas le reliquat, d’autant que les finances de la Côte d’Ivoire sont dans le rouge : le cours du cacao, secteur vital pour l’économie du pays, a chuté de plus de 35 % en six mois.
Les mutins renoncent à toute revendication d’ordre financier
Alain-Richard Donwahi tente donc de convaincre ses interlocuteurs de renoncer à leur revendication. « Les caisses sont vides », leur répète-t-il. Au terme d’une longue nuit de tractations, tous se quittent à l’aube sans être parvenus à un compromis.
Mercredi 10 mai, après que les visiteurs présents au palais présidentiel ont été priés de quitter les lieux, une délégation de soldats arrive en catimini. Les voici face au président, leur « papa ». Le regard fuyant, le sergent Fofana présente ses « excuses » pour le soulèvement de janvier et affirme que « les mutins renoncent à toute revendication d’ordre financier ».
La Radio Télévision ivoirienne (RTI), l’unique média convié, filme la scène. « Je suis sûr que vous serez des militaires exemplaires et que votre loyauté […] ne fera plus défaut », répond ADO. Mis en confiance par une partie de son entourage, le chef de l’État imagine que les mutins ont enterré la hache de guerre. Il sera sèchement détrompé. Car selon l’un des camarades du sergent Fofana, il n’y a jamais eu d’accord. Son frère d’armes a seulement « été forcé à lire un texte écrit par la présidence ».
Coupé de ces hommes, le pouvoir n’a pas anticipé l’ampleur de leur mécontentement
« l’argent ou la mort ! » Dans l’entourage du président, on est alors convaincu d’avoir repris la main. Depuis le début de l’année, les 8 400 anciens rebelles ont été infiltrés, et on pense les avoir divisés avec succès.
Parallèlement, les autorités ont pris soin de vider discrètement les armureries. À Abidjan comme à Bouaké, il n’y a plus aucune arme lourde à la disposition des soldats turbulents, et les percuteurs des kalachnikovs ont été ôtés.
Mais dans les allées du pouvoir, on ne prend pas la mesure de ce qui se passe derrière les murs de la « Région », le plus grand camp militaire de Bouaké. « Ici, c’est l’ébullition : on ne va jamais accepter ça », confie l’un des mutins. Alors, les soldats récupèrent les armes que, méfiants, ils avaient dissimulées chez eux.
« Coupé de ces hommes, le pouvoir n’a pas anticipé l’ampleur de leur mécontentement, estime un observateur. Ces soldats ont une organisation horizontale, sans véritable chef, c’est pour cela qu’ils sont difficiles à contrôler. »
Jeudi 11 mai, à 20 heures, la télévision ivoirienne diffuse les déclarations de la veille, notamment celle du ministre de la Défense, qui annonce quelques mesures destinées à améliorer les conditions de vie des militaires – avancement, construction de casernes… Quelques heures plus tard, les premiers coups de feu résonnent dans la deuxième ville du pays. Loin d’avoir calmé la grogne, le pouvoir a mis le feu à la poudrière.
« L’argent ou la mort ! »
Dès le lendemain, Bouaké est imitée par Korhogo, Odienné et surtout Abidjan. Dans la capitale économique, la contestation gagne le camp Gallieni – qui héberge l’état-major – et celui d’Akouedo. Remettant leurs cagoules, les anciens rebelles sortent dans les rues, tirent en l’air et menacent : « L’argent ou la mort ! » crient-ils.
Le pouvoir opte pour la fermeté. Cette fois-ci, pas question de céder. Lors d’un Conseil national de sécurité convoqué dans l’urgence, le président impose le recours à la force et demande qu’on reprenne le contrôle des casernes, ville par ville. « Il n’y aura aucune négociation ! » martèle son entourage. « Ce ne sont que quelques hommes, ça sera vite réglé », assure un conseiller d’ADO, certain que les perturbateurs « seront arrêtés et transférés devant les tribunaux ».
Autour des camps d’Abidjan, les groupes d’élite de la police et de l’armée sont déployés. Mais, en réalité, bien peu en leur sein sont prêts à ouvrir le feu. En fin de journée, lorsque l’état-major cherche à réunir les éléments de la Garde républicaine (GR) et du Groupement de sécurité du président de la République (GSPR) pour passer à l’offensive à Bouaké, la plupart ne décrochent pas leur téléphone, d’autres invoquent une maladie soudaine. L’opération est néanmoins maintenue.
Retour au calme
Samedi 13 mai, Abidjan a retrouvé son calme. Mais si, dans la capitale économique, la démonstration de force a suffi à normaliser la situation, en revanche la fronde se poursuit à Bouaké. Devant le camp Gallieni, Amadou Soumahoro, le secrétaire général par intérim du Rassemblement des républicains (RDR, parti présidentiel), harangue la foule, comme pour marquer la reconquête en cours.
« Trop, c’est trop ! Nous devons faire barrage à la violence », lance-t-il. Les mutins suscitent alors l’exaspération de nombre d’Ivoiriens. Leurs méthodes sont impopulaires, et leurs revendications, considérées comme illégitimes. Le pouvoir entend mettre à profit ce mécontentement populaire, et une manifestation est planifiée pour le lendemain à Bouaké.
Selon le scénario prévu, les civils reprendront le contrôle des entrées de la ville. « Tous au rond-point de la cathédrale, demain matin à 7 heures, pour dire non à l’imposture de quelques jeunes militaires ! » annonce un SMS, diffusé en masse.
Mais, une fois encore, c’est sous-estimer la détermination des mutins. À l’aube, surexcités, ces derniers accueillent les manifestants en tirant à balles réelles, faisant au moins deux morts et plusieurs blessés. En cinq jours de soulèvement, ils tueront au total quatre personnes.
À la demande de l’état-major, quatre-vingts éléments des forces spéciales et vingt gendarmes de l’unité d’intervention de la gendarmerie nationale font route vers l’entrée sud de Bouaké. Les membres de la Garde républicaine avec lesquels ils ont quitté Abidjan la veille, avant de passer la nuit à Yamoussoukro, refusent de les suivre.
Les insurgés demandent alors à négocier avec les lieutenants-colonels Ousmane Chérif et Zakaria Koné, deux anciens « comzones » de la rébellion. Le lieutenant-colonel Issiaka Ouattara, le patron de la GR, doit les rejoindre un peu plus tard.
Cette opération militaire était en fait un coup de bluff
Rendez-vous est pris avec les représentants des mutins à N’Gattadolikro, un village de brousse situé à une cinquantaine de kilomètres au sud de Bouaké. Le commandant militaire de la région, ainsi que trois chefs de corps – dont l’ex-rebelle Hervé Touré, alias Vetcho, commandant du 3e bataillon d’infanterie –, sont là aussi. « C’était tendu. Les mutins ne voulaient rien entendre. C’était leur argent ou rien », raconte l’un des négociateurs.
En réalité, les jeunes soldats paniquent : leurs munitions commencent à manquer, et les forces déployées par le gouvernement les impressionnent. À 19 heures, ils acceptent de libérer les accès à la ville et de rentrer dans leurs casernes, mais n’abdiquent aucune de leurs revendications.
D’après un membre des forces spéciales, la colonne devait reprendre sa marche vers Bouaké le lundi 15 mai à 8 heures. « Comptaient-ils vraiment le faire ? Entrer dans Bouaké avec si peu d’effectifs aurait été une lourde responsabilité », analyse une source sécuritaire. « Cette opération militaire était en fait un coup de bluff », estime de son côté un membre du Conseil national de sécurité.
L’idée d’un désarmement forcé des mutins n’était pas partagée par tous au sein de l’état-major, et encore moins du côté des ex-chefs rebelles, pour qui le dialogue devait primer. Pour eux, difficile de faire feu sur d’anciens frères d’armes. Représentant un tiers des forces armées, les mutins bénéficient de nombreux soutiens au sein des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI).
On a fait comprendre à nos camarades que tout le monde devait monter au front
Tandis que le pouvoir tergiverse, les mutins s’organisent. Et leur démarche se radicalise. Alors qu’une cinquantaine de leurs compagnons sont arrivés du Nord en renfort, ils dépêchent des émissaires dans plusieurs villes pour remobiliser la troupe. « On a fait comprendre à nos camarades que tout le monde devait monter au front », raconte un mutin.
Dimanche 14 mai au soir, une information capitale leur parvient : un véritable arsenal – AK 47, lance-roquettes, munitions… – a été entreposé dans une maison de Bouaké appartenant au directeur du protocole de Guillaume Soro, l’ancien chef de la rébellion devenu président de l’Assemblée nationale.
Cette découverte fait définitivement basculer le rapport de force en leur faveur. « Il y avait là assez d’armes pour faire un coup d’État », poursuit notre source. Une enquête est en cours pour en déterminer l’origine.
Leur appel à la mobilisation est entendu. À Abidjan, Korhogo ou Man, les casernes grondent. Des mutins sortent et tirent en l’air. « On est prêts au combat ! » assurent-ils. Lundi matin, tandis que les habitants restent cloîtrés chez eux, ils paradent dans les rues.
Il y avait là assez d’armes pour faire un coup d’État
Déjà maîtres de la deuxième ville du pays, ils investissent une partie du Plateau, au cœur de la capitale économique, sans que les éléments du GSPR et de la GR soient en mesure de les contenir. « Ils jouaient au chat et à la souris avec les militaires contestataires, comme s’il y avait entre eux un pacte de non-agression », explique une source diplomatique.
Alassane Ouattara est alors contraint de rappeler les forces spéciales à Abidjan. Au même moment, à Bouaké, les mutins, qui se montrent de plus en plus agressifs, commencent à se positionner au sud de la ville. « On n’avait rien vu venir », reconnaît un proche du président.
Acculé, ADO s’entretient avec plusieurs chefs d’État de la Cedeao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest), dont le Sénégalais Macky Sall et – à plusieurs reprises – le Guinéen Alpha Condé. Selon l’un de ses proches, le président de l’Union africaine l’incite à négocier, « afin d’éviter l’irréparable ». L’entourage d’ADO cède.
On nous a proposé un million, puis un million et demi, puis deux, et enfin cinq millions
D’abord partisan de la manière forte, le Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, doit se rendre à l’évidence : il faut engager des discussions. Celles-ci s’effectuent notamment par téléphone avec les éléments de Bouaké. « On nous a proposé un million, puis un million et demi, puis deux, et enfin cinq millions », raconte un mutin ayant participé aux discussions.
Le soir même, à l’issue d’un conseil de sécurité, le ministre de la Défense annonce qu’un accord a été trouvé. Pourtant, les revendications des frondeurs ne sont pas pleinement satisfaites. « On voulait sept millions, et non cinq ! », s’énerve le soldat. Les mutins ne se contentent plus de promesses.
Désormais, ils exigent des garanties. « On ne pouvait plus leur faire confiance. À nos yeux, ils n’étaient plus crédibles », poursuit la même source. Des tirs se font à nouveau entendre. Dans la nuit du lundi 15 mai au mardi 16 mai, les mutins gagnent définitivement la partie : ils reçoivent 5 millions de F CFA immédiatement, et les deux millions restant seront versés en juin.
Un échec militaire et politique
« En janvier, après la mutinerie, ADO était sonné. Cette fois-ci, il est sonné puissance dix », estime une source diplomatique. Pour le Palais, l’échec est militaire autant que politique. « Ouattara se méfiait des anciens éléments des forces de défense et de sécurité, toujours étiquetés pro-Gbagbo ; depuis 2014, il a appris à ses dépens à se méfier aussi des anciens rebelles qui l’avaient soutenu », résume un autre diplomate basé à Abidjan.
Mal conseillé par son proche entourage, qui lui avait fait miroiter une sortie de crise illusoire, le président ivoirien a des raisons d’appréhender la suite des événements. « Au sommet de l’État, estime la même source, quelque chose s’est cassé. » Une situation qui ne devrait pas rester sans conséquence.