Ambiance amicale pour parler d’une histoire cruelle. Tragiquement humaine. Dans le jardin de ce pavillon du Kremlin-Bicêtre, près de Paris, où il nous reçoit, Saint Pierre Yaméogo apparaît, grave, hanté par les déboires de « Bayiri, la patrie », son dernier film, enfin à l’affiche au cinéma La Clef à Paris. Il s’est écoulé cinq ans depuis son boycott à sa sortie en salle au Burkina Faso. Refusée au Fespaco 2013, cette fiction bouleversante n’a eu droit à aucune diffusion télé. « Pierre n’a plus rien tourné depuis », souligne à ses côtés Jean-Louis Langlois, gérant de Ululato films, le distributeur qui annonce pour la fin de l’année la sortie d’un coffret rassemblant l’ensemble de l’œuvre du célèbre réalisateur burkinabè. Au total une vingtaine de films. En attendant, gros plan sur un épisode sombre que tout le monde voulait oublier.
Bayiri, la patrie, titre du film, fait penser au slogan de Thomas Sankara, « La patrie ou la mort, nous vaincrons ». Mais Saint Pierre Yaméogo, caustique, nous conseille plutôt d’aller écouter via internet les interventions de Charles Blé Goudé, dont il suit jour après jour le procès à la Cour pénale internationale de La Haye. « Il a tout dit. Ils n’ont rien prouvé de sa culpabilité », assure le cinéaste, assumant son penchant pour le leader populiste ivoirien des jeunes patriotes. Un courant qui prône un panafricanisme teinté d’hyper-nationalisme, qui n’a plus rien à voir avec l’ouverture d’esprit du « bouillant capitaine »…
Ce penchant s’explique peut-être d’abord par l’amertume et le dépit que le cinéaste éprouve quant au sort réservé à ses compatriotes, partis depuis des lustres travailler en Côte d’Ivoire pour soutenir leurs familles. Bayiri, la patrie, dont personne ne voulait entendre parler à sa sortie alors que la guerre civile touchait à sa fin en Côte d’Ivoire, met en scène l’exode en 2002 de ces Burkinabè de Côte d’Ivoire. Dans l’indifférence quasi générale. Victimes de l’ivoirité, ces gens ont été forcés de retourner dans un pays qu’ils ne connaissaient pas et où personne ne les attendait. D’autant plus qu’ils avaient été dépouillés successivement de tout ou partie de leurs biens, par toutes les parties au conflit.
D’ailleurs, sa description des comportements en temps de guerre n’épargne personne : des jeunes patriotes aux rebelles, qui ont mené le pays de Félix Houphouët-Boigny puis de Henri Konan Bédié à la partition, jusqu’aux douaniers burkinabè pris en flagrant délit de racket et de viol, joints en mains, ou aux bandits, coupeurs de route ou passeurs selon les heures. Dans cette critique au vitriol d’une société déchirée où seule compte la survie, les femmes paient le prix fort. Le film rend hommage à leur courage et raconte leur calvaire, notamment lors de la « traversée » de la frontière. Entretien.
RFI : Au début de votre film, Bayiri, la patrie, vous brossez le contexte du retour tragique des « Burkinabè de Côte d’Ivoire », chassés par « l’ivoirité » et forcés de retourner dans un pays qu’ils ne connaissent pas. Une crise qui a engendré beaucoup de détresse.
Saint Pierre Yaméogo : C’est une histoire très dure. Ces Burkinabè sont nés pour la plupart en Côte d’Ivoire. On ne peut pas en parler comme des exilés. Ils y sont partis volontairement, à la recherche d’une vie meilleure. A l’époque, il n’y avait pas de travail au Burkina et les paysans n’arrivaient pas à payer l’impôt. Un impôt que Sankara a supprimé après la Révolution. Les cultivateurs ont fait partir leurs fils pour travailler dans les plantations, qui envoyaient l’argent nécessaire. Ce sont eux qui ont contribué au développement du Burkina : ils rapatriaient 80 % de ce qu’ils gagnaient pour aider les parents. Ils allaient et revenaient.
On ne sait d’ailleurs pas comment ces deux pays ont été séparés [à l’époque coloniale, ndlr]. Il y a plus de 6 millions de Burkinabé qui vivent encore en Côte d’Ivoire. Ils arrivaient via le train Ouagadougou-Abidjan. On les trouve un peu partout. Il y a des villages vers Yamoussoukro qui ont des noms burkinabè : Ouagadougou, Koudougou, Koupela. A partir de Bouaflé, beaucoup sont installés et considèrent qu’ils sont chez eux, que la Côte d’Ivoire est leur pays. Ils ont adopté la Côte d’Ivoire et la Côte d’Ivoire aussi les a adoptés.
Le film commence en 2002, au début de la guerre civile qui a coupé le pays en deux. Et vous mettez en scène la question foncière, au cœur de la crise qui nous occupe.
Ils travaillaient paisiblement, mais il y avait aussi des jalousies entre Burkinabè et Ivoiriens, qui ont profité de « l’ivoirité » pour leur « arracher » la terre qu’ils estimaient avoir « prêtée » aux Burkinabè. En général, quand les Burkinabè arrivaient, on leur donnait des terres à défricher et en fin de saison, ils partageaient la récolte moitié-moitié. Mais quand ils avaient l’argent, ils rachetaient des parcelles de terre qui devenaient leur propriété.
Et c’est devenu l’objet de conflits…
La guerre est venue. Les Ivoiriens voulaient récupérer les terres que les Burkinabè avaient achetées honnêtement à leurs grands-parents et qui, malheureusement, ne leur appartenaient plus. Il y a eu des conflits, des bagarres, des morts… Les Burkinabè ont cherché à revendre. Mais à la place, ils ont dû fuir.
Dans le film, qui montre les conséquences de l’ivoirité sur les Burkinabè de Côte d’Ivoire, on comprend aussi comment le phénomène s’est installé…
L’histoire est très compliquée. En ce temps-là, Houphouët avait commencé une « ivoirisation » des cadres qui ne s’adressait pas à ceux qui travaillaient la terre. Une ivoirité qui ne disait pas son nom. Mais il était content d’avoir ces Burkinabé qui travaillaient. Il leur disait que la terre appartient à celui qui la met en valeur. Mais ils devaient acheter une carte du PDCI [Parti démocratique de Côte d’Ivoire, ndlr], pour pouvoir travailler. Il fallait avoir cette carte sinon la police t’excédait, te harcelait… Puis Alassane Ouattara est arrivé [Premier ministre sous Houphouët-Boigny, ndlr]. On l’a accusé d’être Burkinabè et pour montrer qu’il ne l’est pas, il a inventé la carte de séjour, qui était injuste, car elle s’adressait essentiellement aux Burkinabè, puisque les autres populations [Guinéens, Maliens… ndlr] n’étaient pas aussi nombreuses. Puis, Bédié est arrivé et il a inventé l’ivoirité. On veut mettre ça sur le dos de Gbagbo. Non, c’est Bédié qui l’a inventée.
Sous le régime de Laurent Gbagbo, le danger est tel pour les Burkinabè de Côte d’Ivoire que le Burkina lance une opération pour les rapatrier.
L’Opération Bayiri, le retour à la patrie. Mais les gens n’ont pas été accueillis comme ils l’attendaient. Le Burkina n’en avait pas les moyens. En plus, ces gens faisaient peur aux politiques. Ils faisaient peur. Quand ils sont arrivés, ils n’avaient pas d’argent. Et on voyait se multiplier ce qu’on appelle les coupeurs de route, qui opéraient des vols à main armée.
Au centre de cette histoire, il y a aussi la souffrance des femmes, avec ce phénomène des viols répétés, perpétrés par des rebelles, des bandits ou des militaires… De tous les côtés, les femmes sont maltraitées.
C’était vraiment les laissées-pour-compte de cette guerre civile. Non seulement on les violait, on les « enceintait », elles faisaient des enfants, qui sont toujours à Ouagadougou sans papas, mais beaucoup sont rentrées avec le sida. Ces enfants dont personne ne veut et qui trainent encore au Burkina, c’était l’objet du film que je voulais faire à l’origine, mais le projet a été jugé trop violent et dénonciateur. J’ai donc raconté une histoire générale, mais en y incluant ces enfants.
Qu’est-ce qui vous a motivé à faire ce film, sur un sujet si lourd que personne ne voulait vous entendre ?
Oui, mais j’ai plein de parents. Moi-même, j’ai fait la Côte d’Ivoire et de là, je suis venu en France pour faire mes études, sans bourse, ce que je ne pouvais pas faire du Burkina. Un Burkinabè sur dix a au moins cinq parents qui travaillent en Côte d’Ivoire ! Et c’est eux la richesse des familles parce qu’ils envoient l’argent.
Le film n’épargne personne, des rebelles aux douaniers, des bandits aux passeurs… Et vos critiques vont tous azimuts.
A l’origine, ces rebelles étaient formés au Burkina. A l’heure où je vous parle, ils ont toujours des villas à Ouaga. Et leurs meilleurs maquis… Leur nid, c’était le Burkina. A la frontière burkinabè. Nous, on était « facilitateur » dans cette crise. On fermait les yeux. Quand des parents m’ont raconté leur traversée pour revenir au pays, j’ai voulu faire un reportage. On me l’a déconseillé. Alors, j’ai dit : « Racontez-moi vos histoires et je vais écrire un scénario pour mettre au jour cette injustice. » Le gouvernement sénégalais et le gouvernement malien réagissaient. Pas le gouvernement burkinabè, qui a laissé ces gens-là dépouillés, violés…
Pour quelle raison ? Ils n’avaient pas démérité de la patrie.
On leur a dit de rentrer, mais on ne s’est pas demandé comment ils traverseraient la frontière. C’est là que ça se passait. C’est là où il y avait les problèmes. La frontière pour arriver au Burkina, tout se passait là-bas. Les autorités ne peuvent pas dire qu’elles ne savaient pas. Il y avait des témoins. Je n’ai pas fait ce film pour inventer et accuser n’importe qui. Des gens m’ont raconté comment ils traversaient. Les femmes m’ont raconté comment les rebelles des Forces nouvelles, c’est dit dans le film donc ce n’est pas ma peine que je le cache, avaient inventé ce qu’ils appelaient « la guillotine » pour violer la femme. Je n’aurais pas pu l’imaginer. On me l’a raconté. On m’a même dessiné la guillotine. Et j’ai fait fabriquer ça par un décorateur !
Le film est ponctué d’éléments d’actualité distillés par la radio.
En ce temps, les gens avaient les oreilles rivées sur les radios. C’est là qu’on apprenait beaucoup de choses, notamment sur RFI. Sur les radios locales, il était interdit de diffuser la vérité de ce qui se passait, en tout cas au Burkina. En Côte d’Ivoire, n’en parlons plus. Personne ne parlait de ça. Sauf Radio France Internationale que tout le monde écoutait. Sans cette radio, je n’aurais pas pu faire ce film. Quand il était 13 heures, le journal africain… Ah, tu n’entendais plus personne ! Parce qu’on avait des parents. On savait qu’ils quittaient Abidjan ou Bouaké ou Gagnoa, et on voulait savoir où ils se trouvaient exactement.
La dure vie des réfugiés…
Même s’ils avaient le téléphone portable, c’était déchargé. Donc, quand ils arrivaient comme des ovnis, on se renseignait : « Et les autres ? On dit qu’ils sont à la frontière ». On leur a dit de rentrer, mais rien n’était prévu. Pas de transport, rien du tout, et quand il y en avait, cela ne suffisait pas à transporter tout le monde. Les gens sont partis à pied. Ceux qui ont eu la chance sont ceux qui sont allés au Ghana. Ils ont trouvé un moyen de transport pour rentrer au Burkina. Mais en Côte d’Ivoire, le train était bloqué, les cars aussi. Et si vous n’étiez pas dans une zone frontière, ah ben, vous vous retrouviez face aux Forces nouvelles qui faisaient de vous ce qu’elles voulaient.
C’est terrible !
Oui, mais je ne prends pas de parti dans ce film. Je montre une réalité qui s’est passée. Il n’y avait pas un bon et puis un méchant. Tout le monde était bon et méchant à la fois. Comme le passeur, il a du cœur mais en même temps, il trouve son intérêt. Il n’y a pas d’état d’âme, pas de place pour le cœur. Pas de morale. Ce qui compte, c’est survivre. Il n’y a pas de place pour le reste.
Bayiri n’a donc pas été diffusé au Fespaco. Racontez-nous…
C’est ce que je n’ai pas compris. Le film est sorti en salle en 2011 au Burkina et les prémisses de la censure ont commencé là. J’ai su que je n’allais jamais pouvoir bénéficier d’une large diffusion. Le ministre, Baba Hama, a dit à mes assistants d’aller arracher les affiches du film. Sans que je sois au courant. Puis, le film a été refusé au Fespaco. J’étais sûr qu’il méritait d’être sélectionné. Et les télévisions qui avaient l’habitude de diffuser nos films ne l’ont pas diffusé. De toute façon, il y a eu un règlement de compte entre moi et les fonctionnaires du Fespaco. Déjà, mon précédent film, Delwende, qui ne parlait pas de politique, n’avait pas été sélectionné, alors qu’il a été projeté dans la section « Un certain regard » à Cannes. Et Bayiri même chose. Je ne voulais pas leur donner le film, mais on m’a dit que je censurais les techniciens et les comédiens, que j’étais égoïste. La patience est un chemin d’or. Le film sort en France. Et il est vrai que j’en profite mieux que tous ces gens qui ont travaillé sous le soleil et qui ne sont pas récompensés.
Bayiri, la Patrie, par S. Pierre Yaméogo, avec Tina Ouedraogo, Aida Kaboré, Blandine Yameogo, Madina Traoré, Bil Aka Kora, Abdoulaye Komboudri. Burkina Faso. 2017. 1h30.
Mohamed DIANE