Partisan résolu de la diplomatie de la canonnière, le très ambitieux maître des Émirats arabes unis manœuvre dans l’ombre sur plusieurs fronts, du Maghreb à l’Asie centrale. Et serait même derrière la nomination du nouveau prince héritier saoudien.
« La diplomatie sans les armes, c’est la musique sans les instruments. » Ignoré par les souverains du Qatar, récemment découvert par ceux d’Arabie saoudite, le principe dicté par le ministre prussien puis chancelier allemand Otto von Bismarck semble avoir été le credo de Mohamed Ibn Zayed Al Nahyan depuis que la mort de son père, le charismatique émir fondateur Zayed, l’a fait maître des Émirats arabes unis (EAU) en 2004. Il n’est pas le chef de la confédération pétromonarchique, ni même l’émir d’Abou Dhabi, titres qui reviennent à son frère aîné, cheikh Khalifa, 69 ans.
Mais celui-ci, très affaibli par trois attaques, a rapidement abandonné les rênes du pouvoir à l’impétueux Mohamed, prince héritier de treize ans son cadet. Les grands médias qui lui ont consacré un portrait sont rares. Pourtant, dans l’ombre, le discret cheikh au sourire affable joue du hard power comme le truculent émir du Qatar faisait flamboyer son soft power sur toutes les scènes.
L’armement, une nécessité pour le prince héritier
Vice-commandant en chef des forces armées et général depuis 2005, le prince héritier a fait carrière dans les armes dès la sortie du lycée. Envoyé dès 18 ans dans la prestigieuse académie militaire britannique de Sandhurst pour suivre une première formation, il revient ensuite aux Émirats faire l’École des officiers de Chardja, avant de commander dans les troupes d’élite et l’armée de l’air.
En une décennie, le général-prince s’est bâti une armée à la prussienne, avec la coopération des armées américaine, britannique et française, qui ont leurs bases sur place, mais aussi grâce à l’encadrement de centaines d’anciens commandos colombiens rompus à la guérilla et recrutés à prix d’or par le fondateur de la société de mercenariat Blackwater, Erick Prince, qui, menacé judiciairement aux États-Unis, a été le bienvenu dans les Émirats.
La petite confédération de 9 millions d’habitants a été le troisième importateur d’armes au monde
Vice-président du Conseil suprême pour le pétrole, directeur du fonds souverain émirati et chef du Conseil pour le développement économique, Ibn Zayed tient les nerfs de ses guerres. Entre 2012 et 2016, la petite confédération de 9 millions d’habitants a été le troisième importateur d’armes au monde. Cette Suisse du Golfe s’est même offert sa propre industrie d’armement, qui exporte jusqu’à Moscou.
Union de sept émirats menée par le père de Mohamed à la fin du protectorat britannique en 1971, les EAU sont, comme le Qatar et Bahreïn, coincés entre les géants saoudien et iranien. Au large des Émirats, les trois îlots d’Abou Moussa occupés par Téhéran et, à terre, la zone pétrolifère de Shayba, concédée à Riyad en 1974 sont des aiguillons qui rappellent aux Émirats leur vulnérabilité.
En 2008, la présence d’unités de l’armée émiratie en Afghanistan était révélée ; elle y faisait ses premières expériences extrafrontalières. En juin 2014, le vice-commandant en chef instaurait le service militaire obligatoire.
Les États-Unis, un allié de taille
Aujourd’hui, ses armes tonnent d’Asie centrale au Maghreb. Sur le front yéménite, les difficiles progrès et rares victoires de la coalition menée depuis 2015 par Riyad contre les rebelles houthistes sont gagnés par ses troupes, qui y combattent bien plus activement que les Saoudiens Daesh et Al-Qaïda.
« Ses forces manifestes sont sa capacité à toujours considérer globalement les situations et à avoir une vision claire du futur », indique un télégramme diplomatique américain fuité de 2005, quand il se confirme que « le nouveau président des EAU, cheikh Khalifa, semble [lui] avoir délégué une grande partie de la gestion de l’émirat ».
En opérations extérieures sur la côte yéménite de la mer Rouge, Mohamed Ibn Zayed voit à long terme dans ce détroit stratégique qui, entre Afrique et Arabie, gouverne l’accès à la Méditerranée. Depuis 2016, avec la complicité de l’émir marchand de Dubaï, Mohamed Ibn Rachid Al Maktoum, Premier ministre des EAU et ministre de la Défense, il ouvre des comptoirs militaro-commerciaux en Érythrée, au Somaliland et au Puntland capables d’accueillir ses F16 comme des milliers de conteneurs.
En Libye, son aide politique, financière et militaire est essentielle au général Khalifa Haftar, qui contrôle l’est du pays sous la bannière d’une lutte sans pitié contre l’islamisme armé. Des centaines de blindés made in EAU lui ont été livrés et, en janvier 2017, il se confirmait que des bombardiers légers émiratis – aux pilotes recrutés par le condottiere Erick Prince – opéraient en Libye pour Haftar depuis deux ans.
Ibn Zayed se voit-il demain voisin régent d’un Qatar ayant mordu la poussière ?
Dans la tempête qui sévit en ce moment dans le Golfe, « Ibn Zayed est l’acteur essentiel du siège du Qatar, où il a entraîné les nouveaux dirigeants saoudiens sous son influence », estime Joseph Bahout, chercheur à la Fondation Carnegie de Washington. Dès 2001, rappelle un câble américain, Sa Belliqueuse Altesse demandait au Pentagone de bombarder la chaîne qatarie Al-Jazira, alors accusée d’être le porte-parole d’Al-Qaïda.
La fermeture de l’insolent média est aujourd’hui une exigence impérieuse d’Abou Dhabi, de Riyad, du Caire et de Manama. Ibn Zayed se voit-il demain voisin régent d’un Qatar ayant mordu la poussière ? On lui prête même des ambitions conquérantes à Oman, dont la succession se présente, imminente et trouble. Même l’accession du Saoudien Mohamed Ibn Salman, 31 ans, au rang d’héritier de la couronne, le 21 juin, aurait été amplement conseillée et favorisée par l’Émirati.
L’éviction du précédent héritier, le puissant Mohamed Ibn Nayef, et l’élévation de son jeune champion sont sa plus prometteuse victoire.
« Ibn Nayef déteste Ibn Zayed, qu’il considère comme prétentieux et dangereux, explique Bahout. Un des points de la feuille de route de l’ascension éclair de l’actuel héritier saoudien, très bien gérée par Ibn Zayed son grand mentor, était de faire sauter Ibn Nayef sans tarder, ce qui explique la manière assez brutale dont ça s’est passé. » Le câble américain de 2003 notait déjà à quel point « il regarde d’un mauvais œil certains des vieux Al Saoud ».
Ibn Zayed est probablement le dirigeant arabe le plus écouté et considéré à Washington, surtout dans les milieux militaires et de renseignement
Sans ses entrées à la Maison-Blanche, au Pentagone et au département d’État, les dernières offensives du général Al Nahyan auraient été vaines. En poste depuis 2008, le jeune ambassadeur Youssef al-Otaiba est le sherpa très efficace de ses politiques à Washington.
Intime de Jared Kushner, gendre et conseiller spécial de Donald Trump, avec qui il s’entretiendrait quotidiennement, l’omniprésent Otaiba influe directement sur la lecture que fait la présidence américaine des crises régionales.
« Ibn Zayed est probablement le dirigeant arabe le plus écouté et considéré à Washington, surtout dans les milieux militaires et de renseignement. Les EAU sont devenus une sorte de sous-marin américain régional en matière de sécurité. Ils y ont gagné au Pentagone le surnom de Petite Sparte », explique Bahout.
Une phobie épidermique de l’islamisme
Loin d’être un redevable vassal des Al Saoud à l’image du roi de Bahreïn, Ibn Zayed est habile à faire coïncider les orientations de Riyad avec ses intérêts et sa vision. Une vision qui ne tolère aucune expression politique de l’islam quelle qu’elle soit.
Une phobie épidermique de l’islamisme sous tous ses aspects, iranien chiite, des Frères musulmans, salafiste ou jihadiste sunnite, dès lors qu’ils s’invitent sur le terrain du pouvoir temporel, qui le dresse contre le Qatar, bienveillant avec les Frères musulmans, et l’aurait amené à conseiller à l’héritier saoudien la mise au pas, en cours, de l’establishment clérical wahhabite.
« En le suivant, Mohamed Ibn Salman scie la branche sur laquelle il est assis, les Saoud tenant leur légitimité du clergé, tout en sachant que l’Émirati a raison », commente Bahout. Mais, si le doge émirati tient pour l’instant l’héritier saoudien en son pouvoir, les cercles autour du jeune prince s’inquiètent déjà à mots couverts : l’amiral Ibn Zayed ne risque-t-il pas d’entraîner les États du Golfe vers de dangereux récifs ?