Sous quatre présidents successifs, le désormais conseiller spécial d’Alpha Condé a su se maintenir dans les sphères du pouvoir. « Et je n’ai pas fini de surprendre », confie-t‑il.
Ce mardi 2 août, plusieurs milliers de manifestants déferlent à Conakry. Après avoir tenu quatre meetings en quelques jours, Cellou Dalein Diallo, président de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), a lancé ses sympathisants dans les rues de la capitale guinéenne pour réclamer la tenue des élections communales, inlassablement reportées. Depuis un an, pourtant, le pays n’avait pas connu de manifestation. Un répit quasi miraculeux que beaucoup attribuent à Tibou Kamara, nommé conseiller personnel (avec rang de ministre d’État) du président Alpha Condé le 25 janvier. Cette nomination a marqué le énième retour en grâce de « Tibou », parvenu une nouvelle fois à s’immiscer dans les coulisses du pouvoir.
Tibou Kamara – Alpha Condé : si proches
Ancien journaliste, Tibou Kamara, 43 ans, connaît bien le bruyant adversaire d’Alpha Condé. Après la réélection de ce dernier – contestée par Cellou Dalein Diallo – en 2015, il avait tenté un rapprochement entre les deux hommes.
« Cela a permis une véritable accalmie politique », indique un proche de l’opposant. C’est dans ce contexte que le président s’est rendu au domicile de son principal détracteur, en septembre 2016, pour lui présenter ses condoléances lors de la mort de son frère.
« Jusque-là, il n’y avait aucun dialogue entre eux. Malgré la manifestation de début août, je pense que le pire est derrière nous », se félicite Kamara, qui se présente comme l’artisan de cet apaisement improbable. Un rôle toutefois minimisé par plusieurs cadres de l’UFDG.
« Toutes les décisions sont prises en concertation avec notre conseil politique, précise l’un des vice-présidents du parti, Fodé Oussou Fofana. Et à supposer que Tibou ait l’oreille de notre chef, je peux vous assurer qu’il n’exerce aucune influence sur le reste du conseil. »
Adepte d’une diplomatie officieuse, Tibou Kamara a su se rendre indispensable auprès du président guinéen. Ainsi, en décembre 2016, quand, après avoir d’abord reconnu sa défaite dans les urnes, le Gambien Yahya Jammeh décide de s’accrocher au pouvoir, le Guinéen joue sur sa proximité familiale avec l’autocrate de Banjul : leurs épouses respectives, d’origine marocaine, sont sœurs.
Et c’est, en partie du moins, grâce à son intervention que la mission de la dernière chance menée par Alpha Condé, le 20 janvier, est couronnée de succès, évitant de justesse l’intervention d’une force conjointe de la Cedeao.
Kamara, le négociateur
« Procès de Moscou ». « J’ai trouvé un Yahya Jammeh ferme sur ses positions, qui refusait d’abandonner le pouvoir, relate l’intéressé. Je l’ai convaincu de jeter l’éponge, ce dont j’ai aussitôt informé le président Alpha Condé en lui suggérant de rejoindre Banjul afin d’accompagner son départ. » À cette date, même s’il a ses entrées à la présidence guinéenne, le négociateur n’y a aucune fonction officielle.
Et le rôle qu’il se prête dans le désamorçage de la crise est relativisé, notamment par un diplomate africain qui a suivi de près les ultimes négociations ayant conduit Jammeh, le 21 janvier, à tirer les conséquences de sa défaite : « La fibre familiale a pu aider, mais n’oublions pas les pressions exercées par les plus importants dirigeants de la région et par les troupes de la Cedeao… » Serait-ce là le secret de Tibou, se faire passer pour plus influent qu’il ne l’est vraiment ?
Au cours de la dernière décennie, celui que dans les cercles du pouvoir on surnomme le vice-président aura su, tel un Culbuto, revenir à l’équilibre à chaque transition politique. Rien ne le prédestinait pourtant à cette ascension jusqu’à l’antichambre de la présidence.
Natif de Dinguiraye (Centre), ce fils d’un commerçant djalonké suivra l’une de ses aînées à Abidjan, à l’âge de 9 ans, et poursuivra sa scolarité au lycée pour garçons de Bingerville. Au début des années 1990, il rentre au pays, baccalauréat en poche.
De Conté à Condé, il reste l’homme incontournable des politiques guinéens
Il entame une carrière de journaliste à L’Indépendant avant de fonder en 2000 l’hebdomadaire L’Observateur, où il enchaîne les éditoriaux sans concession tout en se rapprochant de la classe politique. C’est dans ce contexte qu’il rencontre Alpha Condé, alors figure emblématique de l’opposition, exilé en France, et son rival Cellou Dalein Diallo, au CV ministériel bien garni.
Nommé Premier ministre en 2004 par le président Lansana Conté, ce dernier offrira à son protégé, deux ans plus tard, son premier portefeuille : ministre de la Communication.
Cette mésaventure n’empêche pas l’intéressé de surfer sur la vague et de se rapprocher de Lansana Conté, affaibli par la maladie, qui le propulsera en mars 2008 à la présidence du Conseil national de la communication.
À la mort de Conté, en décembre 2008, le capitaine Moussa Dadis Camara s’empare du pouvoir et demande aussitôt des comptes aux anciens responsables politiques.
L’année suivante, Tibou Kamara siège, parmi d’autres, sur le banc des accusés lors d’un « procès de Moscou » qui sera retransmis par la chaîne nationale. « Entourés par des militaires en armes, tous les accusés tremblaient de peur.
Mais Tibou est parvenu à « retourner » Dadis, raconte Nouhou Baldé, collaborateur pendant treize ans de L’Observateur et actuellement administrateur général de Guinéematin.com.
Il avait même le culot de se servir dans le paquet de Kleenex posé devant Dadis pour essuyer la sueur qui perlait sur son front. » Impressionné, le capitaine s’exclamera : « Il n’a rien à faire ici, celui-là ! »
Pour se tirer d’affaire, Kamara a mis en avant sa loyauté envers l’État : « J’ai rappelé à Dadis que, contrairement aux personnes qui l’entouraient, j’étais resté fidèle au président Conté, et que j’étais prêt à servir la transition dans l’intérêt supérieur de la nation. »
Après avoir envoûté le fantasque putschiste par son verbe, Tibou Kamara est nommé ministre chargé de la Communication de la présidence et du ministère de la Défense, à l’époque occupé par le général Sékouba Konaté. « C’était un militaire pur et dur qui avait besoin d’un politicien près de lui.
Et Dadis avait, lui, besoin d’un vrai communicant », analyse Kamara. Le 28 septembre 2009, le pays est au bord du gouffre à la suite du massacre par l’armée dans le stade de Conakry de 157 manifestants opposés à Dadis.
Tibou démissionne et quitte le pays. Il ne revient qu’en 2010, lorsque Konaté, devenu président par intérim, l’installe au secrétariat général de la présidence durant la nouvelle transition. Cette fonction, sa « fuite » et sa proximité avec le général lui ont valu d’être entendu comme témoin, le 10 août, par la justice guinéenne.
Tibou Kamara s’en sort toujours
Complot. La première élection d’Alpha Condé, fin 2010, augure pour Tibou Kamara une longue traversée du désert. Les deux hommes ont beau se connaître de longue date, le divorce est consommé lorsque le président fraîchement élu l’accuse d’avoir trempé dans l’assaut manqué contre sa résidence par des militaires lourdement armés, en juillet 2011. L’ancien journaliste s’exile au Maroc.
« La Guinée porte en héritage le syndrome du complot permanent, explique-t‑il aujourd’hui. On a menti au président à mon sujet, ce que lui-même a reconnu publiquement par la suite. »
Une fois réélu, fin 2015, Condé choisit de tourner la page. « Il m’a invité à le rencontrer car il voulait que son second mandat soit placé sous le signe du rassemblement », résume l’ancien banni.
« Tibou Kamara dispose d’une capacité d’adaptation rare, ironise un cadre de l’UFDG. Dans un pays où les hommes politiques souffrent souvent du déficit intellectuel de leur entourage, son éloquence impressionne. »
Autodidacte, solitaire, séducteur… Le conseiller personnel d’Alpha Condé a su tirer son épingle du jeu. Aujourd’hui, ses détracteurs comme ses défenseurs le jugent difficile à cerner et ignorent tout de son agenda. «Tout ce qui n’est pas ordinaire intrigue », s’amuse-t‑il. Son entourage estime que son ambition n’est pas rassasiée, mais lui-même préfère rester énigmatique : « Seuls Dieu et le peuple peuvent décider. Je n’ai jamais été là où on m’attend, et je n’ai pas fini de surprendre. »
Un trône à L’Observateur
Au début des années 2000, alors que Tibou Kamara dirigeait encore L’Observateur, il recevait régulièrement dans ses bureaux l’opposant Alpha Condé, qui avait l’habitude de s’asseoir toujours à la même place.
L’élection de Condé à la fonction suprême, en 2010, a conféré à ce fauteuil une dimension symbolique. « C’est devenu une blague pour tous ceux qui passent dans ce bureau, s’amuse Mouctar Diallo, actuel administrateur du journal et ami d’enfance de Tibou Kamara. Dès qu’une personne y prend place, on l’avertit : “Ne t’assieds pas sur le kibagny !” » Un terme soussou qui peut se traduire par « trône ».
Jeune Afrique