La secrétaire générale de la Commission économique pour l’Afrique, Vera Songwe, encourage les pays à s’emparer des nouvelles technologies.
Vera Songwe est une femme d’influence. Régulièrement nommée parmi les Africaines qui comptent, la Camerounaise, née à Nairobi, occupe depuis le 13 avril le très convoité fauteuil de secrétaire général de la Commission économique pour l’Afrique (CEA), qui assoit une réputation dans la sphère économique du continent. À 49 ans, celle qui a également le rang de secrétaire général adjoint de l’ONU a succédé, à la surprise générale, au très charismatique Carlos Lopes, démissionnaire après quatre années à ce poste.
Première femme à occuper cette fonction, Vera Songwe n’est pas une inconnue. Économiste de formation, passée par les meilleures universités, elle entre en 1998 à la Banque mondiale (BM). Elle y reste près de vingt ans, alternant les postes à Washington, au siège de l’institution. Elle y travaille notamment sous les ordres de la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, directrice générale de 2007 à 2011.
Cette même année, Vera Songwe représente la BM à Dakar, avant d’être nommée en 2016 à la tête du bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale de la Société financière internationale (IFC), la filiale de la BM consacrée au secteur privé. C’est là que viendra la chercher António Guterres, quelques mois seulement après sa propre nomination en tant que secrétaire général de l’ONU. Réputée plus orthodoxe que son prédécesseur, Vera Songwe doit maintenant orienter, depuis Addis-Abeba, la réflexion des gouvernements africains en matière de politique de développement.
Jeune Afrique : Le 5e sommet UA-UE vient de se terminer à Abidjan. Quelle est l’utilité de ce genre de rendez-vous pour l’Afrique ?
Vera Songwe : Toute rencontre permettant à des partenaires de discuter des problèmes est utile. Nous sommes dans un monde globalisé qui demande des réponses globales sur des questions qui concernent la planète entière : le changement climatique, les problématiques de paix et de sécurité, de développement et de croissance économique.
Il faut un dialogue permanent pour affiner les positions, dégager des stratégies communes. C’est ce que permet ce genre de sommet en jouant un rôle de plateforme de discussion. À Abidjan, deux continents qui représentent aujourd’hui une part importante de la population et de l’économie mondiale se sont rencontrés. C’est forcément utile.
Pour des raisons démographiques l’Afrique et l’Asie vont tirer la croissance de l’économie mondiale
L’Afrique semble aujourd’hui être au cœur de ces grandes discussions internationales. Pour quelle raison ?
Le continent prend plus de poids sur la scène internationale. Sa part dans l’économie mondiale reste modeste, de l’ordre de 5 %, mais elle ne cesse d’augmenter. L’Afrique a son avenir devant elle. D’ici à 2050, sa population comptera 450 millions de jeunes supplémentaires âgés de 15 à 24 ans, contre 50 millions aux États-Unis et 40 millions en Europe.
C’est donc l’Afrique et l’Asie qui, pour des raisons démographiques, vont tirer la croissance de l’économie mondiale. Cette jeunesse africaine va prendre toute sa place dans des industries qui ne sont plus nationales mais globales. Il y va de l’intérêt même des pays occidentaux. Ce sont les travailleurs d’autres pays qui contribueront à leurs systèmes de retraite et de protection sociale. Même si les tensions migratoires entre les pays du Nord et ceux du Sud ont encore tristement fait l’actualité de ces douze derniers mois.
Quel a été selon vous l’événement le plus important en 2017 ?
En quelques mois seulement, l’arrivée du nouveau président américain a profondément changé la donne internationale. C’est pour cela que je trouve très significatif de voir la région Asie-Pacifique confirmer ses accords commerciaux sans les États-Unis et réaffirmer au monde entier l’importance de ces traités et du commerce international. D’ailleurs, si l’Afrique a inversé sa courbe de croissance, c’est parce que les pays du continent commercent de plus en plus entre eux.
Nos économies sont devenues aujourd’hui bien trop complexes pour être résumées à la question des matières premières
L’Afrique a beaucoup avancé ces dernières années en matière d’intégration à l’échelle continentale. L’année 2017 a confirmé cette tendance et marqué une inflexion pour qu’en 2018 l’Afrique retrouve un environnement économique plus fort, plus stable.
Le cadre macroéconomique du continent s’est amélioré, mais la baisse des cours des matières premières a montré sa fragilité. Peut-on encore parler de malédiction des ressources naturelles en Afrique ?
Il faut arrêter de parler de malédiction et nous concentrer sur les problèmes structurels de nos économies. Les grandes économies africaines ont souffert, mais l’Afrique du Sud a dû faire face à la méfiance des marchés financiers à la suite de problèmes internes de gouvernance, l’Égypte a enregistré une dégradation de sa situation sécuritaire et le Nigeria, de sa situation monétaire.
Nos économies sont devenues aujourd’hui bien trop complexes pour être résumées à la question des matières premières. Une quarantaine de pays ont enregistré une croissance positive durant cette période, et je pense que l’Afrique, dans son ensemble, a bien mieux géré la crise que d’autres continents. Le défi reste de diversifier les économies. Nous avons vu avec le Bénin, le Sénégal ou le Kenya que, lorsque c’est le cas, elles ont les moyens de faire face aux difficultés qui se présentent.
Diversification, intégration, industrialisation… Les solutions sont connues, et pourtant les populations attendent toujours les fruits de la croissance.
Beaucoup a déjà été réalisé ! Je reviens sur l’importance du commerce intra-africain. Il a plus que doublé depuis 2000, pour représenter aujourd’hui 18 % des échanges commerciaux du continent. Ce qui est intéressant, c’est la valeur ajoutée, la productivité et les emplois qui en découlent. Ce commerce doit rivaliser qualitativement avec celui réalisé en dehors du continent.
Plus généralement, l’Afrique a connu des avancées significatives en matière d’inclusion financière, d’utilisation d’intrants agricoles. Si elle n’était pas confrontée à des problèmes de paix et de sécurité, elle serait capable de se nourrir elle-même. Nos pays disposent aujourd’hui d’une véritable expertise dans de très nombreux secteurs. Notre continent est jeune, et on lui demande de faire en quelques décennies ce que les autres ont mis des siècles à accomplir.
Pensez-vous que l’Afrique doive développer ses propres solutions à son rythme ?
L’inclusion financière s’est faite beaucoup plus vite en Afrique qu’aux États-Unis, par exemple. L’innovation va clairement permettre au continent de faire un bond en avant. Mais pour en tirer le meilleur parti, l’Afrique doit encore s’emparer des nouvelles technologies, préparer cette fameuse quatrième révolution industrielle.
La population a l’énergie de sa jeunesse et elle peut vite rattraper son retard technologique. Je suis convaincue que d’ici dix ans certaines des principales évolutions technologiques viendront d’Afrique. Notre continent n’a pas vocation à copier les solutions venues d’ailleurs. Il emprunte déjà sa propre voie et impose ses propres standards, comme avec le mobile banking au Kenya.
L’Afrique a de quoi largement contribuer au monde qui se dessine. Bien sûr, nos capacités en matière de recherche et d’innovation sont aujourd’hui réduites par rapport à celles de l’Inde ou de la Corée du Sud, mais nous allons créer l’environnement nécessaire pour les développer et montrer au reste du monde que nous avons un savoir-faire à partager.
Quel est l’impact de la gouvernance dans le développement du continent ?
L’évolution sur la durée de l’indice Mo Ibrahim, qui mesure justement cet impact, montre que l’Afrique a considérablement avancé sur cette question, même s’il est vrai qu’une détérioration certaine a pu être constatée ici et là ces trois dernières années. Notre problème reste la constance.
Nous ne pouvons pas relâcher nos efforts, nous devons au contraire renforcer nos institutions et surtout amener nos jeunes à participer à ces instances de décision. Tout le monde en est aujourd’hui conscient en Afrique. La gouvernance comme la stabilité sont essentielles au développement économique du continent.
C’est primordial pour donner confiance au secteur privé. En tant qu’ancienne responsable pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale de la Société financière internationale (IFC), quelles solutions proposez-vous pour aider celui-ci à émerger ?
Le secteur privé a toute sa place en Afrique. Il est vrai qu’aucun groupe africain n’est encore coté sur les grandes places boursières de la planète, mais certains d’entre eux pèsent aujourd’hui lourd dans les économies de leurs pays respectifs et représentent une valeur ajoutée importante pour le continent.
Mais le secteur privé en Afrique, ce sont surtout les PMI et les PME, qui ont besoin d’un cadre légal amélioré, d’un accès aux financements plus aisé. Il est également urgent de corriger la perception du risque à travers le continent, qui reste très éloignée de la réalité. Nous devons éduquer nos partenaires, créer les produits financiers qui permettront de diminuer ce risque et donc de favoriser les investissements.
Si l’Afrique veut prendre le contrôle de son destin, elle doit financer ses institutions
Les questions de fiscalité, sur lesquelles vous avez longtemps travaillé, font l’objet d’une véritable réflexion sur le continent depuis ces derniers mois. Avec quels objectifs ?
De nombreux pays, comme le Ghana, se penchent effectivement sur la question. Les réformes fiscales ne se font pas à la légère. Je constate que nous sommes partis de très bas pour atteindre actuellement une moyenne des taux d’imposition de 15 % à 17 %. C’est certes insuffisant, puisque nous visons 25 % à 30 % pour que l’ensemble des pays puissent bénéficier des rentrées budgétaires nécessaires à leur développement. Mais c’est un sujet sur lequel nous avançons.
Et sur la réforme de l’UA, quels sont les résultats attendus ?
Ses pairs ont confié cette réforme au président Kagame pour justement obtenir des résultats. Cela fait une éternité qu’un changement profond est espéré. Si l’Afrique veut prendre le contrôle de son destin, elle doit financer ses institutions. C’est tout l’objet de cette réforme, qui, une fois adoptée, permettra à l’UA de prendre les décisions qui la concernent en toute indépendance. Et de tenir toute la place qui lui revient dans les grandes instances internationales.
La « dream team » de Kagame
La Camerounaise fait partie des neuf experts retenus par Paul Kagame en octobre 2016 pour réfléchir aux nécessaires réformes de l’Union africaine. Au sein de cette équipe de haut vol, elle côtoie des personnalités de premier plan, de Donald Kaberuka à Cristina Duarte, d’Acha Leke à Carlos Lopes, son prédécesseur à la tête de la CEA.
Diplômée de l’université du Michigan et enseignante à l’université de Californie du Sud (USC), Vera Songwe s’est également fait une réputation aux États-Unis. Elle continue de tenir un blog au sein de la prestigieuse Brookings Institution de Washington, intitulé Mondialisation et développement. L’économiste y revient souvent sur ses thèmes de prédilection : la fiscalité et les sources de financement innovantes, l’agriculture et l’énergie, la gouvernance économique. Autant de sujets sur lesquels la nouvelle patronne de la CEA devrait faire entendre ses positions, tout au long de son mandat.