Courant 1959, les prophéties les plus sombres des services français semblent se confirmer. Le pouvoir guinéen s’ancre progressivement dans le bloc de l’Est et menace de déstabiliser la toute jeune Communauté française d’Afrique francophone. Les partisans d’une ligne dure vis-à-vis de Sékou Touré travaillent à vrai dire depuis les premiers mois de l’indépendance à la déstabilisation du régime. L’opération, dont le poste de commandement a été installé sur le sol sénégalais, porte le nom d’une lessive largement vantée par la publicité de l’époque : Persil. RFI a retrouvé l’un des participants à cette opération et publie aujourd’hui son témoignage, ainsi que des documents d’archives inédits. Suite de notre enquête historique en sept épisodes.
C’est ici que l’opération a véritablement commencé. À Dakar. Dans une villa posée à proximité du village de Hann Pecheur. Une propriété de peut-être 2000 mètres carrés. Il y a là un imposant bâtiment à deux niveaux, de style colonial, des dépendances, une fontaine bassin. Les chambres sont à l’étage. La voie ferrée Dakar-Bamako passe de l’autre côté de la route de Rufisque. Dans l’air flotte une odeur de poisson séché, quand les femmes viennent après la pêche s’installer sur le vaste terrain tout proche. Début 1959, c’est dans cette propriété qu’est installée l’équipe chargée de l’opération « Persil », l’opération française de déstabilisation du régime de Sékou Touré[1].
L’un des occupants secrets de cette villa est encore vivant. Un ancien « radio valise ». Son nom de code ? « Matraque ». « Les opérateurs radiotélégraphistes, explique-t-il, avaient tous un pseudonyme commençant par la lettre « M ». » Matraque a été engagé volontaire au 11e choc – l’unité parachutiste qui sert à l’époque de bras armé au SDECE, le Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage – en février 1957. Il est arrivé à Dakar deux ans plus tard, jeune sergent de 21 ans. Près de 60 années se sont écoulés depuis l’opération guinéenne. Il sait qu’il en est probablement le dernier survivant. Mais il reste attaché à la préservation des secrets qu’il a codés, décodés, transmis et reçus. « Sachez que j’ai été transmetteur, radio valise, chef de station et chiffreur, a-t-il tenu à préciser dès le début de notre correspondance, et que RIEN de ce que j’ai pu chiffrer ou déchiffrer ne paraîtra jamais de mon fait. Le secret du chiffreur est aussi prégnant que le secret médical ou le secret de la confession. ». Sur le reste, il accepte pourtant de témoigner. En conservant son nom de code de l’époque.
Le récit de Matraque commence par les vibrations d’un avion C47 Dakota de l’escadron de transport de Persan Beaumont. L’avion décolle de Perpignan le 29 février 1959. Sept passagers sont à bord. Le chef de l’opération, le capitaine Freddy Bauer et six sous-officiers dont trois « radio valise ». Bauer ? Une force de la nature : trapu, les épaules larges, doté de mains vigoureuses et d’une voix puissante. Une figure, aussi, du 11e choc : « il inspirait naturellement le respect et une sorte d’affection » se souvient Matraque. Tous les passagers sont en civil, porteurs de faux papiers et d’un ordre de mission militaire. L’avion transporte également un gros chargement de matériel radio électrique. Les hommes ne savent pas exactement en quoi consistera leur mission « À Perpignan, raconte Matraque, on m’avait dit ″Vous saurez une fois sur le terrain″. ». L’appareil effectue un long périple, il rallie le Sénégal en deux jours avec des escales à Oran, Colomb Béchar et Atar.
Atterrissage à l’aéroport de Dakar Yoff. Le douanier est assoupi ou fait mine de l’être. Un camion militaire vient prendre les lourdes caisses. Les passagers quittent, eux, l’aéroport à bord d’un Land Rover. Le C47 redécolle, l’opération a duré une demi-heure montre en main. Le képi du douanier n’a pas bougé.
C’est une autre figure du 11e choc qui accueille l’équipe à Dakar : le capitaine Alain de Gaigneron de Marolles. « Officier de l’armée du train, se souvient Matraque, il était grand, mince, toujours souriant. Très cultivé, un peu précieux mais jamais superficiel, d’une grande intelligence, caustique, il était aussi d’une grande éloquence et savait manier l’ironie avec férocité au besoin. » De Gaigneron de Marolles installe les hommes dans la maison de Hann Pecheur. Matraque se souvient du lieu. « Le bruit avait couru un moment que cette propriété était une ancienne maison de passe de luxe. Vu l’architecture, l’organisation et le luxe des chambres à l’étage je n’étais pas surpris. »
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La discrétion est de rigueur, ce qui n’est pas simple dans un quartier où les Européens sont très peu nombreux. Et où leur présence attire donc la curiosité. Certains habitants du quartier se hissent sur le mur pour regarder à l’intérieur de la propriété. Premiers manquements au secret : l’intendance n’ayant pas pu être mise en place, les repas sont pris en ville les premiers jours.
Avant de renforcer l’équipe des opérateurs radio, il faut mettre en place une centrale. C’est la première mission à laquelle s’attelle Matraque. Le matériel dont il dispose est ancien mais « robuste et increvable » : un émetteur 200 Watts du type de ceux qui servaient dans les sous-marins allemands, mais aussi une demi-douzaine de valises radio, des valises anglaises de la Deuxième guerre mondiale. L’antenne à installer dans la cour de la villa risque d’attirer les regards : il s’agit d’une antenne filaire de dix mètres, à l’horizontale, qui doit être à une hauteur d’environ trois mètres. « L’antenne dite ″Long wire″, explique Matraque, était un fil d’une dizaine de mètres de long tout simplement arrimé entre les toits de deux bâtiments. La descente d’antenne arrivait sur mon poste radio. Elle pouvait bien sûr être confondue avec une antenne réception ordinaire comme il y a en avait beaucoup pour les postes super hétérodynes qui permettaient de recevoir les émissions radiophoniques de la métropole. Beaucoup de Français avaient ce genre d’installation mais pour un homme averti elle pouvait aussi être prise pour une antenne ″émission″. »
Modèle de radio-valise utilisé par le 11ème choc pendant l’opération Persil I KHP
C’est par la presse que le jeune radiotélégraphiste commence à entrevoir les raisons de sa présence à Dakar. Par un article du Canard enchaîné, publié quelques jours après l’arrivée de l’équipe. « J’en ai parlé à Freddy qui n’a pas eu l’air très surpris. Il m’a briefé sommairement, l’article n’était pas un faux. Dans les jours qui ont suivi, dès que ma station radio était opérationnelle et vu la teneur des messages qui passaient entre mes mains je n’avais plus besoin de briefing, je savais de quoi il retournait. »
D’autres noms connus du 11e choc viennent rejoindre le petit groupe : notamment le lieutenant Guy Tocqueville, dit « Gros Bill ». Matraque se souvient clairement de lui : hautain de caractère, grand de taille et imposant de poids. Tocqueville s’est fait remarquer par son physique hors norme dès les premiers temps du 11e choc qu’il a rejoint en 1948. Il connaît bien Freddy Bauer : il a été chef du 2e commando quand Bauer était chef de corps et commandait le 11e choc.
Dans cette maison de Hann Pecheur vont et viennent entre 4 et 10 personnes, toutes habillées en civil. L’uniforme n’est porté que dans l’enceinte du camp Leclerc de Dakar. Les documents sensibles sont déposés dans un coffre-fort, scellé dans le mur du bâtiment principal. Les membres de l’opération se chargent eux-mêmes de sécuriser la villa. « Il y avait toujours quelqu’un dans la propriété. Nous avions des armes de poing Lüger P08, et savions nous en servir ». Une division des tâches et du secret s’installe. Freddy Bauer établit dans le groupe la hiérarchie des fonctions. « Je n’ai jamais pu avoir de vision d’ensemble de cette opération et c’est bien ainsi, explique Matraque. Dans ces services et pour ce genre de mission la connaissance est fractionnée pour des raisons de sécurité. »
Les officiers dorment en ville, mais mangent avec les sous-officiers. Un cuisinier mauritanien prépare les repas. Une femme de ménage sénégalaise est également présente. A table, on évite de parler de la mission. « Il ne fallait pas en faire une obsession et puis les murs peuvent avoir des oreilles surtout dans le quartier où nous habitions. » Les membres de l’équipe échangent en revanche volontiers sur leurs exploits passés : « les aventures de nos anciens au GCMA (Groupement de Commandos Mixtes Aéroportés) et en Algérie faisaient partie de nos conversations. Officiers et sous-officiers nous mangions tous les jours ensemble à la même table et cela y allait. Chacun racontait ses aventures avec beaucoup d’humour. Freddy Bauer était un conteur exceptionnel et de Marolles n’était pas en reste. »
Alain Gaigneron de Marolles (G) en mission auprès de Mohammad Bellounis en Algérie, et Freddy Bauer (D) lors d’une opération du 11ème choc en Indochine. I KHP
L’opération guinéenne est en effet dans la continuité d’autres faits d’armes importants du 11e choc. Bauer, Tocqueville, de Marolles sont passés par l’Indochine et l’Algérie. Dans ces deux pays, leur Groupement a joué un rôle actif dans l’entraînement et l’organisation de forces locales ayant décidé de s’allier (même de manière temporaire) avec la France face à un ennemi commun. En Indochine, le 11e choc a encadré les forces des GCMA, les Groupements de Commandos Mixtes Aéroportés, constitués au sein de la population indochinoise pour lutter contre les Vietminhs. En Algérie, les paras du 11e ont notamment accompagné l’Armée Nationale du Peuple Algérien de Mohammed Bellounis, soutenue par Paris dans l’espoir que cette « troisième force » parviendrait à affaiblir le FLN. On les retrouve ici dans le pourtour de la Guinée pour une opération de soutien à la lutte d’opposants guinéens contre le régime de Sékou Touré. Fil rouge de ces opérations : la lutte contre la « subversion communiste » croisée aux enjeux de la décolonisation[2].
Selon Matraque, ce n’est pourtant pas cette crainte du « péril rouge » qui motive les opérationnels déployés à Dakar : « Faire payer à Sékou Touré son Non au référendum était effectivement un peu notre petite vengeance, mais nous voulions surtout voir réussir la naissance de la très jeune communauté franco-africaine. La tentative d’expansion du communisme en Afrique provoquait chez nous plus de sourire que d’inquiétude, nous nous disions que si les Russes avec leurs gros sabots mettaient leurs mains sur l’Afrique ils auraient du souci à se faire. Pendant mon séjour, ils ont envoyé à Conakry, en guise de tracteurs agricoles, des chasses neige non modifiés… qui n’ont jamais servi. »
La chambre de Matraque et sa station sont une seule et même pièce. En marge de ses transmissions morse, le jeune homme passe des heures à écouter des stations émettant d’Europe, d’Afrique, des Amériques… « J’étais un peu l’oreille d’or de la mission comme l’opérateur son dans les sous-marins. Je n’étais pas tenu à l’écoute permanente, mes contacts avec l’autorité supérieure et mes subordonnés s’établissaient par vacations dont je décidais moi-même de l’heure, du régime, de la fréquence radio électrique ». La communication morse est difficile et éprouvante pour les deux parties. La nuit, l’ionosphère (qui facilite la communication à longue distance avec peu de puissance d’antenne, explique Matraque) est en effet encombrée de bruits parasites. Les équipes du 11e choc utilisent un chiffrement de très haute sécurité avec une clé unique par message, détruite une fois la transmission effectuée.
Une brève parenthèse sur l’activité radio dans les réseaux clandestins. La Centrale du SDECE, à Paris, est équipée à l’époque d’émetteurs à grande puissance pouvant émettre à plusieurs kilowatts. Elle dispose également de récepteurs ultrasensibles équipés de filtres « à haute discrimination en fréquence » appelés « récepteurs de trafic ». « La station, indique Matraque, pouvait émettre sans se soucier de sécurité de clandestinité. Les récepteurs permettaient de recevoir des signaux très faibles émis à petite puissance, cas du clandestin très exposé ». Une règle d’or : c’est le clandestin qui fixe les vacations en heure et en fréquence afin de préserver sa discrétion. « Dans ces réseaux, la règle est que c’est l’homme qui est en danger qui dirige la manœuvre et pas celui qui est bien à l’abri dans un atelier parisien. » « L’identification, se souvient Matraque, se faisait par indicatifs qui changeaient à chaque transmission, en heure et en fréquence. C’est à l’intérieur de chaque message qu’étaient annoncés les rendez-vous à venir par un code que seul l’opérateur pouvait comprendre. Le chiffrement haute sécurité des messages était distinct des codes de communication. »
Les relations avec les familles se font par courrier, transmis par la valise diplomatique. L’état-major de la 11e DBPC (Demi-Brigade Parachutiste de Choc) – le 11e choc – à Perpignan fait office de relai. Parfois, c’est un collègue du SDECE qui transporte les lettres jusqu’au territoire français : « Il m’est arrivé de rencontrer un agent français permanent du Service à Dakar mais pas forcément de la section ACTION, raconte Matraque. Il lui arrivait d’acheminer notre courrier par une liaison aérienne directe en avion Nord 2 501. Il venait nous voir de temps en temps à Hann Pecheur. » L’opération dispose de plusieurs voitures… qui conduiront par la suite à son repérage par les autorités sénégalaises, les véhicules ayant été immatriculés par les parachutistes en leurs noms et grades. Un Land Rover est notamment utilisé pour aller chasser en brousse. « Freddy Bauer m’a appris à chasser le phacochère et à pêcher le poisson à la main, se souvient Matraque… Chasse et pêche nous servaient pour améliorer l’ordinaire au point que j’avais des boutons qui poussaient sur la peau à force de manger du phacochère. J’ai même mangé du cormoran, mais beuark ! Plus jamais ! »
Des membres de l’opération Persil – dont le Capitaine de Marolles portant le chapeau (photo de droite) – en train de désembourber un véhicule. I Collection privée de « Matraque »
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Une nouvelle brèche dans la discrétion de Persil se manifeste rapidement : l’émetteur de 200 Watts sollicite de manière excessive le réseau électrique du quartier. « Comme le quartier était alimenté en 110 volts en bout de ligne, chaque impulsion envoyée avec mon manipulateur Morse faisait chuter la tension à 100 mètres à la ronde. Ma manipulation était visible à l’observation des ampoules électriques ! Comme discrétion on faisait mieux et je l’ai dit à Freddy. » L’émetteur de 200 Watts doit être abandonné. « Dès ma troisième vacation avec Paris et Alger[3], explique Matraque, je me suis servi de mes valises[4] pour émettre, la réception se faisant sur récepteur à haute sensibilité SP 800. L’émetteur valise ne ″crachait″ que 15 à 20 Watts antenne sans effet sur la tension du réseau électrique. » La centrale du SDECE à Paris a quelques difficultés à capter ce signal qui vient de Dakar, ce qui oblige la plupart du temps Matraque à « collationner » les messages (redire ce qu’il a compris en réception) et allonge un peu plus une transmission déjà lente : à peine 15 mots de 5 lettres à la minute.
Le dispositif déplacé au camp Leclerc
Les différentes fragilités observées par l’équipe de « Persil » obligent à envisager un déménagement. À la saison des pluies 1959, l’équipe de Persil s’installe au camp Leclerc. Dans cette base militaire française, sécurisée, les hommes de Persil occupent un bâtiment réservé. « Je repris un uniforme, se souvient Matraque, celui du 7e RPIMa et je me sentais soudain mieux, en sécurité en quelque sorte. Je pouvais mieux faire mon travail avec mes opérateurs. Il fallait cela : j’avais des correspondants de l’échelon supérieur, la Piscine à Paris et d’autres… Plusieurs subordonnés répartis dans l’ex-AOF dans les pays limitrophes de la Guinée. Je transmettais et recevais tous les messages, je chiffrais et déchiffrais et remettais les messages déchiffrés aux officiers en oubliant leur contenu comme il se doit. Peu d’heures de liberté, debout au lever du jour, souvent couché tard. Je mangeais au mess des sous-officiers juste en face de notre bâtiment. » La réputation de Freddy Bauer l’a précédé au sein du 7e RPIMa. « Cela nous a souvent servi », indique Matraque.
Bâtiment du camp Leclerc dans lequel Persil a été installée après son déménagement. I Collection privée de « Matraque »
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L’ancien du 11e choc reste évasif sur le contenu concret de l’opération. « Beaucoup de temps, explique-t-il, fut consacré à créer des ″boîtes aux lettres″ mortes et vivantes, copier des cartes IGN avec un pantographe et portant des informations qualifiées de secrètes. Bref, j’appris à faire tout et n’importe quoi. » Le jeune engagé doit parfois assurer la sécurité rapprochée d’officiers traitants, dont Guy Tocqueville : « Il s’agissait d’entretiens discrets à haut risque avec des agents guinéens. On m’avait donné une arme de poing, un Lüger P08 calibre 9mm avec des munitions sans inscription sur les étuis. Je n’eus jamais à m’en servir heureusement. »
Pistolet Lüger P08 de calibre 9mm I KHP
L’opération est un jour inspectée. L’occasion pour Matraque de croiser très brièvement à Dakar le colonel Decorse, commandant la 11e Demi-brigade parachutiste de choc et le colonel Roussillat, un aviateur, chef du service action du SDECE. A-t-il eu également l’occasion de rencontrer Pierre Messmer ? « Il était Haut-Commissaire d’AOF à Dakar. Freddy Bauer et De Marolles avaient affaire à lui, pas moi. Pas de mon niveau. »
Quatrième trimestre de l’année 1959. Matraque rejoint Abidjan via Bamako à bord d’un Dakota C47. C’est le seul passager, avec le chien qu’il a adopté à Dakar. « Je fus heureusement installé dans un local au sein d’une enceinte militaire et je changeai de nouveau d’uniforme, plus de béret rouge, j’ai mis le calot de la ″Coloniale″ ». Il y trouve le capitaine Garbal, « un homme souriant, affable et toujours calme ». Garbal avait lui aussi travaillé en Algérie, avec De Marolles, dans l’opération menée aux côtés de Bellounis. « Je pense personnellement, en observant l’agitation de mon officier traitant le capitaine Garbal, que l’activité côté ivoirien valait celle du côté sénégalais, mais ce n’est qu’une impression. » Le cloisonnement, ici aussi, s’impose : « Garbal ne me parlait jamais de ses contacts, de l’avancement de sa mission et c’était bien ainsi dans son intérêt, le mien et celui de la mission. »
Chambon contre Messmer
L’opération Persil semble avoir connu différents rebondissements. Certains n’ont laissé que des traces très limitées, quasi effacées par le temps[5]. L’ancien « agent des polices parallèles » Patrice Chairoff évoque un plan mis en place dès janvier 1959 et parle d’entraînement d’officiers guinéens opposés au régime. Il cite un certain Jean-Baptiste C. qui aurait été chargé d’appliquer ce plan : « Il nous a été facile de regrouper à Dakar des officiers guinéens auxquels un entraînement spécial était donné par des hommes du 11e choc mais, malgré la collaboration d’hommes politiques guinéens en exil, ce premier complot s’est soldé par un échec. »[6].
Le journaliste Georges Chaffard, l’un des mieux renseignés sur la décolonisation française, donne plus de détails sur les premiers préparatifs français : « Une opération visant à provoquer un coup d’État à Conakry, et éventuellement la liquidation physique du président guinéen, est étudiée début 1959 ; elle devrait utiliser, à partir de Dakar, des opposants guinéens en exil, entraînés par des officiers et sous-officiers parachutistes détachés de la fameuse 11e demi-brigade de choc (qui est alors l’unité de sélection et d’entraînement des commandos du service « Action »). Cette première tentative échoue dans des circonstances peu communes : l’un des officiers paras, catholique convaincu, est troublé par l’idée de prêter la main à un meurtre politique ; il s’ouvre de ses scrupules à un Père dominicain de Dakar, lequel prévient un haut-fonctionnaire français de ses amis, ancien déporté, et pour l’heure conseiller diplomatique du Haut-commissariat. Ce dernier, profitant du passage à Dakar d’un chargé de mission du Quai d’Orsay, lui confie secrètement un message pour M. Couve de Murville. Le ministre des Affaires étrangères, qui tombe des nues, demande des explications ; l’affaire s’ébruite, parvient aux oreilles de M. Robert Buron, alors ministre des Travaux publics, qui alerte des amis politiques. Le projet est provisoirement abandonné. Le haut fonctionnaire responsable de la ‘fuite’ est rappelé. »[7]
Le haut fonctionnaire en question s’appelle Albert Chambon. Et son histoire mérite qu’on s’y attarde un peu. Chambon a été nommé conseiller diplomatique du gouvernement, à Dakar, avec le soutien du ministre de la France d’Outre-Mer, Bernard Cornut-Gentille. Il a accepté ce poste avec, en tête, l’idée qu’il lui permettrait d’être ambassadeur au Sénégal quand le Sénégal deviendra indépendant. « Je pus cependant vite me rendre compte, se souvient Albert Chambon, que ma mission à Dakar serait peu aisée. Il existait un divorce fondamental, en ce qui concerne la politique à suivre en Afrique francophone, entre le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la France d’Outre-Mer et, encore plus vivement, entre le Quai d’Orsay et le Secrétariat Général à la Communauté que dirigeait M. Foccart »[8].
À son arrivée à Dakar, Chambon dit faire face à un accueil « courtois, mais réservé » de la part de Pierre Messmer, le Haut-Commissaire de Dakar. Les motifs de désaccord entre les deux hommes sont nombreux, si on en croit ce qu’il explique dans ses mémoires… Messmer avait son propre candidat. Chambon n’est pas « Compagnon de la Libération », mais a fait partie de la Résistance intérieure. Il n’est pas un inconditionnel du général de Gaulle, ne croit pas en la pérennité de la Communauté… et s’oppose à la balkanisation de l’Afrique. « Dès lors, raconte-t-il, j’appris de la meilleure source que, le soir, dès que je quittais mon bureau, mes corbeilles étaient vidées par d’autres personnes que des femmes de ménage, et mes tiroirs soigneusement visités ! Dans les couloirs, les conversations s’arrêtaient dès que j’approchais d’un groupe, de même qu’il me suffisait de paraître dans un bureau où se déroulait une discussion pour que la conversation ne roule plus que sur la pluie et le beau temps ! »[9]
Comment Chambon a-t-il été mis au courant de l’opération en cours de préparation ? Dans ses mémoires, le diplomate ne dit rien d’une éventuelle rupture du secret de la confession par son ami dominicain. Il raconte plutôt cette histoire en deux temps. En dépit de la méfiance et de la surveillance dont il vient de parler il entretenait (dit-il), dans le cadre de ses fonctions, des relations avec des agents du SDECE avec qui il échangeait des informations : « Ce jour-là, je fus informé qu’une opération militaire, préparée par nos soins, était destinée à déstabiliser un chef d’État voisin. Assez surpris de cette nouvelle, je demandai à l’homme qui me faisait face quelques précisions. Il me les donna : il y avait un homme d’État africain qui, systématiquement, poursuivait une politique qui ne nous était pas favorable. Il était temps de réagir, et d’une manière définitive. » Chambon part aussitôt évoquer cette tentative de coup avec Messmer. Qui lui assure ne pas en avoir entendu parler. Le conseiller diplomatique acquiert la conviction qu’il faut en informer le Quai d’Orsay.
Il en est d’autant plus certain que, quelques jours plus tard, recevant à dîner le Supérieur des Dominicains à Dakar – le Révérend Père Nielly -, il l’entend faire état d’informations similaires : « le P. Nielly m’informa alors qu’il était de notoriété publique qu’en vue de cette opération, des parachutistes étaient arrivés à Dakar, et que, dans les bars où ils s’abreuvaient ils ne faisaient pas mystère de l’affaire. »[10]
Utiliser le chiffre du Haut-Commissariat n’étant pas une option envisageable, Albert Chambon décide de faire partir l’alerte d’un autre poste diplomatique. Il profite du passage par Dakar d’un inspecteur des postes diplomatiques et consulaires, Albert Lamarle. Un ami diplomate. Celui-ci, partant le soir-même pour la Sierra Léone, sera porteur d’un message à transmettre à Paul Katz, le Consul Général à Freetown, qui lui-même le fera télégraphier au quai d’Orsay à Paris[11].
Le télégramme est reçu le 6 mars 1959, à 22h07. Une copie en existe toujours dans les cartons des archives Diplomatiques, à La Courneuve. Paul Katz y est laconique : « Pour M. Sebilleau de la part de M. Chambon. De source sûre, j’apprends qu’une opération destinée à renverser le gouvernement guinéen est montée à partir du Sénégal. Les représentants locaux de la SDECE m’ont confirmé qu’une équipe d’hommes spécialisés destinés à cette entreprise était arrivée à Dakar. Dans l’atmosphère politique je crains que si cette action n’est pas menée dans le plus grand secret elle se retourne contre nous et nous place dans une situation difficile au moment de la mise en place de la communauté, or il semble que déjà des rumeurs circulent à ce sujet dans la ville. »[12]
Albert Chambon explique dans ses mémoires que les mesures prises pour assurer la discrétion de l’envoi sont un échec. Et que son message part à la fois à la présidence française, vers les services du Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères. « Une bombe éclatant au Quai d’Orsay n’aurait pu y causer plus de remous et, le matin même, j’étais invité par téléphone à me rendre d’urgence à Paris, où déjà se trouvait M. Messmer. La rencontre eut lieu dans un immeuble appartenant alors à des services du Haut-Commissariat, et fut orageuse. » Les deux hommes conviennent qu’une collaboration n’est plus possible. Chambon rentre à Dakar pour y faire ses valises. Il estime que ce message a pesé sur la suite de sa carrière[13].
Les préparatifs filtrent dans la presse française. Le Canard Enchaîné les évoque dans une « brève » de son édition du 6 mai 1959, en page 2. « N’empêche qu’on y pense très fort à reconquérir la Guinée, écrit le Canard, et à la remettre dans le droit chemin communautaire. Et même, si l’on en croit d’aucuns, la chose a failli se produire la semaine dernière. Un joli Sékou de Jarnac avait été préparé contre M. Touré. Mais, ajoutent les gens bien renseignés, la chose aurait été éventée au dernier moment ″because l’Intelligent Service″ qui, toujours compatissant, prévint à temps le ″dear″ Sékou Touré de ce qui se tramait. On espère faire mieux la prochaine fois. »[14]
Ahmed Sékou Touré lui-même fait référence, dans les jours qui précèdent la mise sous presse du Canard, à cette tentative. Il lance l’accusation à l’occasion d’un discours hebdomadaire à Kindia : le Haut-Commissariat de France en général et plus particulièrement Pierre Messmer « fomente avec l’aide de certains traitres de Dakar des complots dans le Fouta Djalon »[15] : « Nous vous disons donc qu’à Dakar le Haut-Commissaire Messmer avec certains de ses complices fonctionnaires français, font des réunions avec des Guinéens, organisent à travers le pays un réseau de sabotage des institutions de notre nouveau régime. Ils affirment, d’ailleurs, avoir des complices dans des cercles dirigeants de la Guinée. Ils croient également que le réseau organisé au Fouta donnera son résultat dans deux mois. Ils pensent, en partant des sommes d’argent qu’on met à la disposition des traîtres, des nouvelles fausses qu’ils adressent, des hommes corrompus qu’ils envoient par tous les chemins, ils croient ainsi donner des coups décisifs à la Guinée pour en ralentir la marche vers le progrès. » Sékou Touré poursuit : « Retenez donc que M. Messmer et parmi les Guinéens qui sont à Dakar, Sadou Bobo et consort, perdent inutilement leur temps en voulant chaque jour préparer des complots contre la vie de notre jeune république. »[16] Sadou Bobo Diallo, un Guinéen de Dakar, commis des services administratifs, l’un des dirigeants surtout de la « Solidarité Guinéenne », une organisation de la diaspora opposée au régime de Sékou Touré. Il ne tardera pas à devenir l’un des personnages centraux du « complot »
Persil, un dispositif régional
L’affaire Albert Chambon n’a pas suffi à désorganiser le dispositif français. Fin juillet 1959, nous retrouvons Freddy Bauer derrière le clavier d’une machine à écrire, établissant depuis la capitale sénégalaise un relevé des sommes perçues de janvier à juillet 1959, « conformément à la demande verbale de M. F… ». La comptabilité de cette opération montre que les soubresauts politiques n’ont pas perturbé le fil des versements de Paris. Elle permet également de dater le début des préparatifs à janvier 1959. Le document est adressé par « Maurice » à « Max » et indique que, du 24 janvier au 25 avril 1959, le responsable du dispositif a reçu de M. « M… » 8 830 000 francs CFA. Par la suite, il a perçu chaque mois 2 millions de francs CFA. Cette somme a permis l’achat de « matériels non consommables indispensables pour l’organisation matérielle des antennes ». L’auteur du relevé précise : « Pour réaliser des économies une partie de ces matériels a été acheté en métropole soit environ à moitié prix qu’à Dakar et a été acheminé ensuite sur mon PC par voie aérienne (matériel de campement, machines à écrire, matériel et ameublement de bureaux, armoires métalliques, BIMA Peugeot, etc.) » Le document cite par ailleurs un certain M. « M… » qui est « à l’appui de la comptabilité générale des antennes » (il a notamment reçu les factures du matériel acheté)… et l’existence d’un correspondant politique des services, en la personne de M. « M… ».[17]
Qui se cache derrière « M… » ? Vraisemblablement deux personnes différentes : Pierre Messmer et Sébastien Marinacce. Dans un de ses livres de mémoires, Pierre Messmer explique qu’« Au cours de l’année 1959, la mise en place de dépôts d’armes dans le Fouta, en passant par le Sénégal voisin, est réalisée sans incident, quoique peu discrètement. Jacques Foccart lui-même m’a demandé d’aider et de couvrir le SDECE, ce qui sera nécessaire du fait que le gouvernement sénégalais, en vertu de l’autonomie interne, exerce l’administration territoriale et que les agents secrets français sont un peu trop visibles ». Messmer précise qu’il a demandé à l’administrateur en chef Sébastien Marinacce, le directeur du personnel du gouvernement général, de suivre « de près » l’affaire[18].
La comptabilité du dispositif permet également d’en établir la carte. Le PC a été mis en place à Dakar. Deux antennes ont été installées à Tambacounda et à Abidjan[19]. Deux sous-antennes à Man et à Odienne (Côte d’Ivoire). L’équipement acheté est spartiate : 4 bureaux, 4 fauteuils, 4 machines à écrire, 5 armoires métalliques, du matériel automobile et du matériel de campement, dont un réfrigérateur et un climatiseur.
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Fin août 1959, un mois après l’état des lieux financier qu’il a présenté, Freddy Bauer effectue cette fois-ci un bilan du dispositif mis en place, à l’issue d’entretiens menés avec un mystérieux « Mérovée ». On y voit apparaître les grandes lignes du schéma d’organisation : un « réseau de base » qui inclue le poste central, des postes principaux, des postes secondaires. Celui-ci doit travailler avec une « organisation clandestine logistique » qui reste à mettre en place. Le document indique que, pour le 15 septembre, il faudra recruter un « chef de l’organisation clandestine logistique, agent du 1er degré » qui sera « à mettre en liaison avec un traitant particulier ». « À partir de cette date, poursuit la note, montage de l’organisation clandestine logistique (structures-fonctionnement-caches-bases-transport) »
Un dispositif de propagande est déjà envisagé. Le compte-rendu signé par Bauer précise ses grands axes : « Rédaction de tracts en français, arabe et langues vernaculaires – problème posé – impression des tracts (Voie Paris) diffusion des pays étrangers (exclusion du Mali) par la poste, par réseaux – problème posé d’une station d’information clandestine » En matière d’instruction, Bauer note « Documents instruction guérilla et guerre subversive. Instruction d’un radio Ier degré chargé d’instruire le personnel recruté ultérieurement ».
Bauer n’en dit rien dans sa note, mais Persil consistera également à un moment donné à inonder l’économie guinéenne de faux billets. « Nous allons nous procurer des billets de la nouvelle monnaie guinéenne, raconte dans un livre d’entretien Marcel Leroy-Finville, l’ancien patron du service 7 du SDECE. Dans l’imprimerie ultra-secrète de la Piscine, dirigée par un officier pied-noir, nous sommes en mesure de reproduire ces bank-notes le plus parfaitement du monde et nous en inonderons le marché guinéen. » Les résultats vont au-delà des espérances : « il se passe ceci d’ahurissant que nos faux billets sont de meilleure qualité que ceux fabriqués par les Tchèques. Dans le climat saturé d’humidité de Conakry, où il tombe six mètres (sic) d’eau par an, la monnaie imprimée à Prague se détériore, chiffres et dessins ont tendance à se brouiller, et les billets se muent en chiffons de papier. »[20]
Quelle sera cette « organisation clandestine logistique » évoquée par Bauer ? À défaut d’être catégorique, on peut noter que les services français vont soutenir et encadrer, dans les semaines qui suivent, la « Solidarité guinéenne », une association de guinéens vivant à Dakar et opposés au régime de Sékou Touré. On ne peut d’ailleurs qu’être frappé par les similitudes entre le calendrier évoqué par Bauer dès le mois d’août et les étapes de l’implication des membres de la Solidarité Guinéenne. Bauer prévoyait le recrutement d’un agent « chef de l’organisation clandestine logistique » pour le 15 septembre, puis le montage de l’organisation elle-même. La Solidarité Guinéenne décide d’agir contre le régime en septembre après la visite d’une délégation venue de Guinée. Les préparatifs s’accélèrent à la suite de contacts pris à Paris avec de mystérieux interlocuteurs français en octobre 1959[21]. Mais laissons plutôt l’un des meneurs guinéens du complot raconter tout cela.