Vendredi dernier, l’aîné des fils-musiciens de Fela Kuti était sur la scène de la Fête de l’Humanité (La Courneuve, région parisienne). L’occasion de publier cet entretien où Femi Kuti évoque ce qui a changé depuis l’époque où son père faisait bouillir les nuits du Shrine en incendiant les dirigeants.
PAM : Vous continuez de porter les idées et les combats menés autrefois par votre père, Fela. Mais vous semblez moins en colère que lui. Qu’est ce qui a changé ?
C’était différent. N’oubliez pas que Fela a été battu, ses os brisés, sa maison brûlée, et sa mère a été tuée. Donc sa peine était différente de la mienne. On ne peut pas comparer les années 70 avec les années 2000. Lorsque nous avons reconstruit le (new) Shrine, on a eu beaucoup de problèmes, et ça nous a obligés à être plus tactiques, pour que le Shrine ne soit pas brûlé ou détruit. C’était comme jouer une partie d’échecs avec le gouvernement. Et aujourd’hui, le Shrine est la plus grosse attraction touristique de l’état de Lagos. Le gouvernement de l’état est demandeur et souhaite collaborer avec nous. Nous avons appris de mon père, et les temps ont changé. Buhari et Obasanjo, auxquels mon père s’est opposé, ont depuis dirigé le Nigeria. Et qui les a élus ? Le peuple les a élus. Pourtant, mon père l’avait maintes fois alerté. Mais une fois que les gens ont reconnu leur mauvaise gouvernance, tout le monde y est allé de son « Fela nous avait dit ». Oui, Fela avait prévenu, alors pourquoi avez-vous voté pour eux ?
Alors vous commencez à comprendre les jeux politiques, tout l’argent qui est injecté dans la politique, comment les gens sont influencés au point qu’ils trahissent leur intégrité. Parce qu’ils vendent leur vote contre un sac de riz, ou quelqu’en soit la raison, ils se vendent. On ne peut pas comparer avec l’époque de Fela : quand il parlait, dans les années 70, il y avait un régime militaire. Sa voix parlait pour tout le monde. Si vous vous remettez dans le contexte de l’époque, il n’y avait pas de réseaux sociaux, et ça rend incomparable ce que Fela faisait et ce que je fais aujourd’hui. C’est d’une certaine manière peut-être plus compliqué aujourd’hui.
Parce que, par exemple, si vous observez le processus démocratique : qui se présente aux élections ? Ce sont les mêmes qui disent aimer Fela ou se battre pour lui qui sont aujourd’hui dans le gouvernement local. Regardez donc tout l’argent qui inonde la politique, l’influence des politiciens et l’emprise qu’ils ont sur l’esprit des gens…. Ce n’était pas comme ça dans les années 70. C’était la peur, les militaires, et quoique les hommes en treillis disent, tout le monde avait peur de parler. Aujourd’hui les gens parlent, vous voyez les réseaux sociaux : tout le monde critique le gouvernement et plus personne n’a peur de parler. Dans les années 70, Fela était la seule voix.
Aujourd’hui tout le monde semble avoir raison, tout le monde sait ce qui ne va pas, mais le pays va de mal en pis. Donc c’est encore plus compliqué de nos jours. Les problèmes empirent, parce qu’on ne sait plus par quel bout s’y attaquer. Prenez les réseaux sociaux, moi je n’y exprime jamais mes opinions parce que je sais que les politiciens paient les gens qui deviennent insultants en écrivant des trucs comme : « bâtard, qu’est-ce que tu en sais ? imbécile ! ». Et vous verrez qu’il y a les gens que le gouvernement paie, et ceux que l’opposition paie. Donc moi je devais me décider : est-ce que j’ai envie de passer six heures par jour à me chamailler avec un idiot qui n’a même pas peur de la honte, ou est-ce que je préfère passer ces six heures à travailler ma musique ? Et bien je préfère passer ces six heures à travailler pour devenir un meilleur musicien, sortir de meilleures chansons, parce que je sais que sur le plan de la musique, on ne pourra pas me défier. Quand je joue ma musique, vous aimez ou bien vous n’aimez pas, et si vous n’aimez pas vous pouvez toujours l’écrire sur les réseaux, certains de mes fans s’en prendront à vous sans même que j’ai besoin de le faire. Donc je me suis mis dans la meilleure des positions qui soit pour garantir ma tranquillité d’esprit, et je crois que c’est ce que j’avais de mieux à faire. Car je ne veux pas m’engager en politique, je ne veux briguer aucune position. De cette façon, je suis tout aussi critique, souvent même plus, parce que je continue de dire des choses que mon père disait ou qu’il aurait dites. Et même, le fait de maintenir en vie le Shrine, qui est un endroit très politique, avec son festival (le plus grand), sa disco (la plus grande), et tout ça gratuit… c’est comme gérer un foyer contestataire. Donc nous ne faisons pas directement de la politique. Je crois que je perdrais mon temps là-bas.
Et puis vous trouverez un tas de jeunes gens qui ne connaissent rien à l’histoire. Ils aiment me critiquer en disant « sois comme ton père ! ». Ils ne connaissent rien de ma vie, rien de ce que j’ai du traverser, étant le fils de Fela. Tu verras un gamin de 20-25 ans qui peut bavarder autour de Fela, mais il ne le connaît même pas, il ne l’a jamais vu, il en a seulement entendu parler.
A titre personnel, quand je regarde la vie de mon père, je vois .. je n’appellerai pas cela des erreurs, mais en tout cas les gens autour de lui se sont tous désavoués. On devrait se poser cette question : mais où sont tous ceux qui étaient là à l’époque ? Où sont-ils aujourd’hui ? Ils étaient là quand Fela parlait, donc pourquoi ne disent-ils rien ? D’accord, certains sont morts, mais tous les autres ? Ils ont tous fait des compromis, sans doute parce qu’ils ne croyaient plus dans la lutte ou pour d’autres raisons qui leur appartiennent. Moi, j’ai vu mon père rester souvent bien seul.
Vous savez, quand nous avons construit le nouveau Shrine, j’ai mis sur pied un mouvement politique, le M.A.S.S. (mouvement contre un second esclavage) et à cette époque j’avais fait un carton avec mon disque Shoki Shoki, donc l’argent que j’ai gagné je l’ai mis dans ce mouvement politique. Et quand j’ai commencé, avant que j’ai eu le temps de dire ouf, l’argent s’était envolé. Et je me suis dit : Wow, c’est exactement la même chose qu’a vécue mon père. Alors pourquoi voudrais-je perdre autant d’énergie et vivre avec ce stress juste pour parler de politique, alors que je peux en parler dans ma musique, en restant calé ici au Shrine ?
Et si un journaliste me demande mon point de vue, je lui donne, je ne fais pas de compromis dans ce que je dis. D’ailleurs, s’ils avaient bien connu mon père, les gens sauraient qu’il n’était pas vraiment prêt à se lancer dans une carrière politique. Il avait lancé un mouvement politique, mais il nous a dit plusieurs fois, à nous qui étions autour de lui, qu’il ne voulait pas être président. Je crois qu’il voulait simplement agir pour qu’il y ait un gouvernement digne de ce nom au pouvoir. Lui voulait jouer sa musique, être sur scène, et poursuivre sa vie d’artiste. 99% des gens ne connaissent pas l’histoire. Comment peuvent-ils dire qu’ils connaissent mon père mieux que moi ?
One people, One world, le dernier album de Femi Kuti (Partisan records) est sorti en février dernier.