Le mot « repatrié » s’applique aux personnes qui décident de rentrer en Afrique alors qu’elles ont un travail en Europe. Récit d’un scientifique mobilisé dans la lutte contre Ebola.
J’ai 38 ans, je suis né en Guinée. J’y suis devenu médecin, puis je suis parti étudier en France. J’ai soutenu ma thèse de sciences à l’université d’Aix-Marseille. S’est alors posée, pour moi, une question d’importance. Allais-je poursuivre ma carrière de chercheur en France, ce qui me garantissait des moyens conséquents pour mes travaux ? Ou bien revenir dans mon pays, avec les aléas liés à son faible niveau de développement ?
Ebola a décidé pour moi.
En 2015, l’épidémie de fièvre hémorragique qui frappe la Guinée pour la première fois de son histoire se trouve hors de contrôle. Le virus, mortel deux fois sur trois, menace mes compatriotes, mes amis, ma famille. Comme ma spécialité est la microbiologie, autrement dit l’étude des microbes, je me porte volontaire, depuis la France, pour me rendre sur place.
Je suis envoyé en zone de forêt tropicale, berceau de l’épidémie. J’y analyse les tubes de sang ou les écouvillons (sorte de cotons-tiges) de salive prélevés sur les personnes se présentant avec de la fièvre. Cet examen, capital, permet de savoir lesquelles sont porteuses du virus Ebola, et d’isoler ainsi les sources d’une contagion potentielle.
Quand l’épidémie est enfin jugulée, l’année suivante, je sais que ma place, désormais, se trouve en Guinée. Plus tard, ma femme et moi prenons la décision ferme de ré-emménager ensemble à Conakry, la capitale, avec nos deux filles. Notre choix surprend, parce que la vie quotidienne y est difficile. L’électricité manque, mais aussi l’eau, les routes, les transports publics, le ramassage des ordures.
Seulement j’ai un projet qui me porte. Dans mon pays, Ebola peut flamber à nouveau à tout moment. Je voudrais que ce jour-là nous soyons capables, dans nos laboratoires, de faire les diagnostics suffisamment vite pour repérer à temps les premiers malades et stopper la propagation du virus. Et que plus jamais la Guinée ne connaisse un événement aussi traumatisant.
Le virus Ebola, identifié bien avant ma naissance
Je vois le jour à une époque où Ebola n’existe pas. Certes le virus est identifié dès 1976, bien avant ma naissance. Mais dans mon enfance, les maladies redoutées par les parents sont la rougeole et le paludisme. Ma mère est infirmière, mon père est médecin, mais Ebola n’a jamais touché la Guinée et à Conakry, personne n’en parle.
Petit, je n’aime pas l’école. Tout change après le grave accident qui survient, à la maison, quand j’ai 7 ans. En déplaçant un réchaud à pétrole qui nous sert à cuisiner, je renverse du combustible sur mon T-shirt. Alors je le retire et dans l’idée de le faire sécher, je l’approche de la flamme… Je reste hospitalisé trois mois, entre la vie et la mort. À ce moment-là, mon père est parti en Allemagne, où il se forme à la chirurgie pédiatrique.
Une fois que je suis transportable, mon père nous fait venir à Berlin, ma mère, ma sœur aînée et moi, pour que je sois mieux soigné. Je fréquente une école franco-allemande. Nous sommes en 1989, nous assistons à la chute du Mur. Mon père achète, pour 1 deutchmark, un morceau en béton du « rideau de fer ». À notre retour à Conakry, je mets les bouchées doubles dans l’école privée que je fréquente. Je me hisse parmi les cinq meilleurs de la classe, puis je deviens premier. Je suis miraculé, plus jamais je ne laisserai passer ma chance.
Le soir sur le magnétoscope, je regarde des opérations chirurgicales
Le soir, mon père revient du Centre hospitalier universitaire (CHU) avec des vidéos tournées au bloc opératoire à des fins de formation. Il est devenu chef du tout premier service de chirurgie pédiatre. Il glisse la cassette dans le magnétoscope puis il m’installe à côté de lui, sur le canapé. À l’écran, on le voit entouré de ses élèves, opérant un bébé d’une hernie ombilicale – cette bosse qui se forme parfois au niveau du nombril. Je ne suis pas choqué par les images mais curieux, au contraire. Le lendemain, tandis qu’en récréation mes camarades commentent le dernier épisode des Tortues Ninja, je gagne l’attention de tous – et un silence respectueux – avec mon récit de l’enfant dont on a recousu le nombril.
Le soir, mon père revient du Centre hospitalier universitaire (CHU) avec des vidéos tournées au bloc opératoire à des fins de formation. Il est devenu chef du tout premier service de chirurgie pédiatre. Il glisse la cassette dans le magnétoscope puis il m’installe à côté de lui, sur le canapé. À l’écran, on le voit entouré de ses élèves, opérant un bébé d’une hernie ombilicale – cette bosse qui se forme parfois au niveau du nombril. Je ne suis pas choqué par les images mais curieux, au contraire. Le lendemain, tandis qu’en récréation mes camarades commentent le dernier épisode des Tortues Ninja, je gagne l’attention de tous – et un silence respectueux – avec mon récit de l’enfant dont on a recousu le nombril.
Mon diplôme de médecine en poche, à 27 ans, je veux tracer ma propre route et devenir chercheur. Ce qui implique de partir à l’étranger me former. Cependant mes parents n’ont pas les moyens de financer de telles études. Si la fonction de chirurgien dans le public est prestigieuse, le salaire, lui, est dérisoire. Quant à ma mère, elle vient d’une famille d’intellectuels – son père a été un haut cadre de l’administration guinéenne après l’indépendance – mais n’est pas pour autant fortunée.
C’est grâce à ma sœur aînée, qui travaille déjà en Belgique à cette époque, que je peux payer une chambre en cité universitaire à Nancy, puis un studio à Marseille. Son salaire est modeste, plus encore une fois divisé en deux. Mes comptes sont si serrés qu’un hiver où la note d’électricité monte trop haut, je dois me passer de chauffage. Les conditions s’améliorent, heureusement, lorsque j’obtiens une bourse pour ma thèse de sciences, dans l’unité du Pr Didier Raoult.
J’ai en tête d’être utile à la Guinée, alors je choisis la microbiologie en me spécialisant dans les maladies infectieuses et tropicales. Je consacre ma thèse au sujet qu’on me propose, une bactérie émergente probablement responsable de diarrhées et dont je n’ai jamais entendu parler, Tropheryma whipplei. Mon terrain d’étude est le Sénégal, et tout ce temps, j’acquiers des connaissances transposables à la Guinée.
La nationalité française, pour ma femme et mes filles
Entre temps, je me suis marié. Avec ma femme, Bintou Konaté, nous nous connaissons depuis le lycée. Elle aussi a terminé ses études de médecine à Conakry. En France, elle a obtenu un master en santé publique puis passé l’équivalence pour le diplôme d’infirmière. Ensuite, elle exerce dans un établissement pour personnes âgées, près de Toulouse. Nos deux filles, six et un ans, sont nées en France et y ont grandi. Toutes trois ont obtenu la nationalité française, en plus de la nationalité guinéenne. Ce n’est pas mon cas – avec mes activités professionnelles à cheval sur plusieurs pays, je n’entre pas dans les cases prévues pour la naturalisation.
En 2014, pour mon premier poste de chercheur, je suis accueilli à l’Institut français de recherche pour le développement (IRD), pour une année. Le poste est situé à Dakar, capitale du Sénégal. Dans cette zone où circule le parasite du paludisme, les agents de santé assimilent un peu trop rapidement une fièvre à une crise de paludisme, c’est pourquoi j’y étudie les autres causes possibles, dans l’idée de limiter les erreurs de diagnostic. J’ai 34 ans, ma carrière de microbiologiste commence.
Cette année-là, démarre en Guinée la redoutable épidémie de maladie à virus Ebola, qui s’étend rapidement à deux pays voisins. Dans les quartiers de Conakry où vivent mon père et ma mère, il y a des victimes. Cette épidémie d’Ebola deviendra la plus meurtrière de toutes en Afrique et changera, du même coup, mon destin.
Au lieu de signer pour une année supplémentaire à Dakar, je me porte volontaire en France auprès de l’EPRUS, l’Établissement de préparation aux urgences sanitaires – aujourd’hui intégré à l’agence nationale de santé publique. Cet organisme envoie alors des équipes en Guinée pour aider à combattre le virus Ebola. Ma candidature est d’abord refusée, car je n’ai pas la nationalité française. Mais les postulants sont rares, Ebola effraie. Je suis finalement affecté à Macenta, à plus de 700 kilomètres de Conakry, en septembre de l’année 2015.
Si je m’éclabousse avec un prélèvement, je suis foutu
Pendant 34 jours, je vais faire tourner le laboratoire monté avec l’aide de l’Institut Pasteur, à deux pas du centre abritant les malades. En fait de centre… il s’agit du terre-plein de la gare routière qui a été réquisitionné. Les tentatives pour climatiser les tentes ont manifestement échoué, il y fait facilement 40 degrés. Ce laboratoire est l’unique plateau diagnostic de la région, couvrant à lui seul dix préfectures.
Quand j’arrive, le centre tourne à plein régime. Je prends la mesure du danger quand j’enfile pour la première fois la tenue de cosmonaute, cette combinaison intégrale obligatoire pour manipuler les prélèvements réalisés sur les patients. Si je l’ai mal fermée et que je m’éclabousse avec un tube de sang contenant le virus, me dis-je, je suis foutu. Cette expérience marque, pour moi, la fin de l’insouciance. Pour être tout à fait honnête, je devrais plutôt dire… de l’inconscience.
Puis je suis recruté par l’IRD, à nouveau. Chercheur historique sur le VIH, Éric Delaporte décide de proposer un suivi médical aux personnes qui survivent à Ebola – la Guinée en comptera 1 270 à la fin de l’épidémie. Je rejoins son équipe, placée sous l’égide de l’IRD, de l’Inserm et de l’université de Montpellier. Nous commençons par recevoir les « guéris » en consultation à l’hôpital universitaire de Conakry. Puis les financements nous permettent de louer un petit bâtiment à proximité et enfin, de construire un centre dédié, le Centre de recherche et de formation en infectiologie de Guinée (Cerfig). Celui-ci ouvre ses portes en novembre 2017. J’y assume la responsabilité de la partie laboratoire, en cours d’installation.
Le choix de nous « repatrier »
Ici, nous avons nos parents, nos proches, ce qui est un grand réconfort. Nous évoluons sans effort dans la culture dans laquelle nous avons grandi. Parce que nos compétences sont rares, elles sont davantage valorisées qu’en France. Parfois, pourtant, je suis tenté de renoncer, de repartir à Montpellier. Par exemple, lorsque j’apprends que des dizaines de tubes de sangs prélevés sur les guéris d’Ebola ont été irrémédiablement perdus, le congélateur ayant subi une trop longue coupure d’électricité. Ou lorsque je récupère notre voiture au port de Conakry, après son transit par les douanes, le coffre intégralement vidé de ses bagages.
Mais j’ai trouvé en Guinée un petit groupe de chercheurs de ma génération, parmi lesquels d’autres « repatriés » comme Abdoulaye Touré, directeur du Cerfig. Nous partageons la même aspiration : que le pays s’équipe de laboratoires aux standards internationaux et mène ses propres études sur la santé. Depuis l’indépendance de la Guinée en 1958 et jusqu’à Ebola, il n’y avait pas eu d’investissement permettant à des chercheurs comme moi de publier leurs travaux dans des revues scientifiques de référence. Or depuis quatre ans, des financements sont arrivés, d’institutions françaises, américaines, japonaises ou internationales.
Le prochain Einstein sera Africain
L’an dernier, j’ai été distingué comme l’un des 52 « ambassadeurs » de la science sur le continent africain par le Next Einstein Forum, une organisation dont le pari est que le prochain Einstein sera africain. Je ne crois pas être le prochain Einstein… mais ce titre est une forme de reconnaissance qui me permet d’agir en faveur de la recherche en Guinée, notamment sur Ebola.
La maladie à virus Ebola a fait 2 544 victimes en l’espace de deux ans en Guinée – pays qui compte cinq fois moins d’habitants que la France. Dans mes rêves les plus fous, un tel drame ne pourra plus advenir car le laboratoire mixte international (LMI) dont je fais partie sera parvenu à lever le mystère sur la source du virus Ebola. J’y travaille, en tout cas, aux côtés de Martine Peeters. Spécialiste du VIH, cette virologue a découvert en 2015 que deux des quatre souches responsables du sida ont été transmises à l’homme par des gorilles du Cameroun. Concernant Ebola, la communauté scientifique soupçonne que des chauve-souris jouent ce rôle. Si l’enquête que nous, chercheurs, menons pour le confirmer aboutissait, alors nous saurions d’où vient précisément la menace et nous pourrions mieux nous en protéger.
Ce témoignage a été recueilli en Guinée grâce à une bourse de reportage sur la santé globale du Centre européen du journalisme attribuée à Estelle Saget (journaliste) et Alain Tendero (photographe). Leur travail est consacré à deux chercheurs guinéens revenus au pays pour combattre Ebola.
Disclosure Statement
Alpha Kabinet Keita ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.