Avec son premier EP éponyme, le combo londonien Kokoroko rappelle que le jazz n’est pas seulement une musique faite pour déguster un bourbon en refaisant le monde. Le leur, mâtiné de soul et d’afrobeat, est aussi une invitation au voyage et à la danse.
© Nina Manandhar
Il aura fallu attendre un an avant que Kokoroko ne donne suite au titre « Abusey Junction » qui les a révélés sur la compilation déjà culte We Out Here, recueil qui donnait alors un aperçu de la créativité propre à l’actuelle scène jazz londonienne. Les musiciens proposent ici un premier EP propre et sans bavure, une formule dans laquelle jazz et afrobeat cohabitent en parfaite harmonie, sans qu’un genre ne prenne le dessus sur l’autre. Rythmés par un trio de cuivres 100 % féminin, ces quatre titres largement à la hauteur des espérances gravitent autour de la trompettiste Sheila Maurice-Grey, avec laquelle nous avons échangé pour en savoir plus sur cet orchestre à huit têtes.
Coup d’essai, coup d’éclat
Même si nous sommes encore loin des 6 milliards de hits du clip de « Despacito » sur YouTube, les jusqu’alors quasi inconnus Kokoroko n’ont absolument pas à rougir des 25 millions de vues provoquées par la douce balade « Abusey Junction » qui clôture cet EP. C’était presque une évidence, le groupe n’avait pas d’autre choix que de surfer sur cet accueil inattendu pour en proposer une vraie sortie, sans pour autant ressentir une quelconque pression des attentes du public : « Nous jouions déjà sur scène la plupart des morceaux de l’EP depuis plusieurs années, nous précise Sheila. Nous avons enregistré ce que nous avions l’habitude de jouer auparavant et il s’agit du son authentique de Kokoroko. Je pense que c’est grâce à ça que nous n’avons pas ressenti de pression particulière. C’est très important de rester soi-même, en particulier dans ce genre de situation, c’est la clé. »
En plus d’être sous la tutelle du label Brownswood du découvreur de talents Gilles Peterson, la force de Kokoroko est de compter huit musiciens talentueux dans ses rangs. Sa trompette dans une main, la baguette du chef d’orchestre dans l’autre, c’est donc Sheila qui mène la danse, avec une autorité modérée : « Même si je suis leader du groupe, ça fonctionne la plupart du temps quand les musiciens arrivent avec leurs idées, décrit-elle. Nous travaillons à partir des concepts de chacun et il nous arrive parfois d’écrire tous ensemble. C’est un mélange, je pense que la plupart des groupes suivent ce type de process. Nous jouons la musique comme elle vient. Souvent, nous finissions par nous poser ensemble, et les répétitions tournent au jam. Il arrive que le résultat de ces sessions sonne très bien ! »
Au-delà du studio c’est bien sur scène que Kokoroko a fait ses armes, et c’est dans cet environnement que le groupe teste et fait évoluer sa musique, dans un esprit d’amélioration continue. Sheila nous explique alors qu’un morceau n’est bon à enregistrer que lorsqu’il fonctionne en live : « On ne sait jamais vraiment quand un morceau est terminé. De mon point de vue, il est prêt quand on le joue en live : il arrive que tout aille bien dès le premier coup, mais parfois ça tourne mal. Dans ce cas, nous essayons de retravailler ce qui ne va pas pendant les répétitions, les balances, ou dès que nous avons du temps. C’est un process continu. En général, si ça sonne bien sur scène, ça sonnera bien sur disque ! »
La magie londonienne
Nous le rapportons souvent dans nos pages, Londres est définitivement la capitale à pointer du doigt lorsque l’on parle de la nouvelle génération jazz. La Reine peut être fière de ses jeunes citoyens souvent issus de la diaspora qui mettent à l’amende n’importe quelle autre capitale européenne en termes d’effervescence musicale. Depuis presque cinq ans, Kokoroko travaille et progresse dans sa bulle jusqu’à occuper de plus en plus de place à l’intérieur de ce chaudron bouillonnant : « La première personne que j’ai rencontrée est Onome (Edgeworth, le percussionniste, NDLR), à travers un programme de développement pour les jeunes. Certains musiciens sont des amis, et nous avons rencontré les autres dans différents contextes artistiques, pas seulement grâce à la musique. » Sheila et les autres se mettent alors à jouer ensemble, en commençant par se faire les dents sur des reprises de morceaux qu’ils affectionnent : « Quand j’ai démarré avec Onome, nous voulions jouer la musique faite par les plus grands, à partir de ce que nous avions appris, c’est la manière classique de débuter dans le jazz. Je pense que nous étions dans le même état d’esprit, simplement jouer ce que nous écoutions. Nous avons ensuite pensé qu’il était temps d’écrire notre propre musique, et nous l’avons fait progressivement. »
Comme s’ils s’étaient passé le mot avec d’autres formations qui ont évolué de la même manière en parallèle, les musiciens de Kokoroko jouent et grandissent ensemble, sans même se rendre compte qu’ils font aujourd’hui partie d’un mouvement local qui agite la curiosité des mélomanes du monde entier : « je ne trouve pas qu’il s’agisse de quelque chose de particulièrement étonnant, nous dit Sheila, ce que je vois, ce sont simplement des gens qui jouent ce qu’ils aiment. »
Et lorsqu’on insiste en lui signifiant qu’à nos yeux il s’y passe clairement quelque chose de remarquable au point de se demander s’il n’y a pas un nid caché dans les souterrains de la capitale britannique, Sheila finit par nous donner quelques indices : « Londres est un melting-pot de nombreuses cultures et beaucoup d’entre nous jouons la musique de notre héritage. Tu as des gens des Caraïbes, d’Afrique et du Monde entier qui apportent un mélange entre leur éducation et leur intérêt pour le jazz. Je pense que ce simple constat est la raison pour laquelle tout s’assemble, en plus du fait que beaucoup de musiciens jouent aussi dans les groupes des autres. »
Jazz & racines
L’origine nigériane de certains membres du groupe explique sans doute à quel point l’influence afrobeat est palpable dans la musique de Kokoroko. De son côté, Sheila a ses propres héros sur le continent : « en termes d’émulation à l’afrobeat, Fela Kuti, Ebo Taylor ou d’autres artistes qui ont connu moins de succès public comme Abdullah Ibrahim, sont pour moi des musiciens essentiels. Ils ont eu un réel impact sur mes orientations musicales. »
En effet, sur les quatre morceaux qui composent l’EP, le timbre accueillant des percussions se mêle à la chaleur des cuivres et à l’expression des guitares, à l’image de « Adwa » qui donne une définition possible et maîtrisée de l’afro-jazz moderne. Entre deux envolées cuivrées, les trois femmes habillent les morceaux de leur voix, comme sur le voyage introspectif de « Ti-de » ou le groove déstructuré de « Uman ». L’Afrique résonne de toute évidence dans la musique de Kokoroko, devenant ainsi une de leur caractéristique essentielle et une singularité, même si Sheila nous rappelle que cette influence a toujours été présente dans le jazz : « Si tu connais un peu l’histoire du jazz, tu sais que le style a toujours été largement influencé par la musique d’Afrique de l’Ouest, en plus d’autres cultures asiatiques ou même européennes. Il y a toujours eu ce croisement, même quand tu t’intéresses à ce qu’a fait Fela. Quand il est arrivé en Angleterre, il a commencé à faire du jazz, il y a toujours eu cette corrélation entre les genres. Rien de nouveau sous le soleil ! »
Rien de nouveau, peut-être. Mais derrière l’humilité de la chef de meute se cache une fraîcheur et une signature musicale attachante qui promettent de ravir nos oreilles sur un futur premier album…
EP disponible depuis le 8 mars 2019 chez Brownswood recordings. Commandez-le sur Bandcamp. Écoutez-le par ici.