Trois siècles après sa construction financée par un négrier, l’Élysée est un des derniers grands témoignages à Paris de l’histoire du commerce colonial. Les autres bâtiments prestigieux occupés par des esclavagistes ont disparu ou sont tombés dans l’oubli. Un travail de mémoire reste à accomplir.
Sans un négrier, Antoine Crozat, le palais de l’Élysée n’aurait pas été édifié en 1720, avant d’être occupé par la marquise de Pompadour, Napoléon et depuis plus d’un siècle maintenant par les présidents de la République.
L’homme le plus riche de France au début du XVIIIe siècle, selon Saint-Simon, en a financé la construction pour le compte de son gendre, Louis-Henri de la Tour d’Auvergne, dans le cadre d’une stratégie, en vue d’intégrer la haute société aristocratique.
Antoine Crozat à la direction de la Compagnie de Guinée, l’une des plus importantes sociétés de commerce triangulaire, a bâti sa fortune en obtenant en 1701 le monopole de la fourniture en esclaves de toutes les colonies espagnoles.
Mais il n’est pas le seul grand acteur à l’époque.
A Paris, le Club de l’hôtel de Massiac, société de colons de Saint-Domingue et des Petites Antilles défend ses intérêts dans un bâtiment qui a disparu comme beaucoup d’autres, depuis les travaux haussmanniens, depuis les transformations de la capitale en profondeur, à partir de 1853 sous le Second Empire. Bâtiment sur la place des Victoires remplacé par l’hôtel de L’Hospital. Alors que les stigmates de l’esclavage sont encore nombreux aujourd’hui dans l’urbanisme des anciens ports négriers, Bordeaux et Nantes, notamment.
Reste le Palais de l’Élysée, mais aussi et dans une certaine mesure la Banque de France et la Caisse des dépôts.
L’ancien président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), Louis-Georges Tin, a demandé au chef de l’Etat Emmanuel Macron, le 13 juillet dernier dans Libération, le lancement d’une enquête pour mettre en lumière tous les liens entre l’esclavage colonial et les grandes institutions de la République.
La Fondation pour la mémoire de l’esclavage, mise en place le 12 novembre 2019, doit travailler avec la ville de Paris à la création d’un monument et d’un lieu muséal dédiés.
L’historien Marcel Dorigny, membre du comité scientifique de cette fondation, plaide pour un mémorial et milite pour des explications aux quatre coins de la capitale où le passé colonial et esclavagiste est omniprésent.
Le palais de l’Élysée s’est construit sur le dos d’esclaves
Le Toulousain Antoine Crozat, l’homme le plus riche de France au début du XVIIIe siècle, selon le courtisan et mémorialiste Saint-Simon, est un parvenu aux yeux de ses contemporains, un financier et négociant cupide, engagé dans toutes les affaires pouvant rapporter gros, à commencer par la traite négrière.
C’est sur décision du roi Louis XIV que cet homme né roturier prend la direction de l’une des plus importantes sociétés du commerce triangulaire créée en 1684, la Compagnie de Guinée, avec pour mission d’acheminer du port de Nantes, le plus grand nombre possible d’esclaves noirs vers Saint-Domingue et de remplacer sur l’île, le tabac par le sucre.
Le monopole qu’il obtient à partir de 1701 sur la fourniture d’esclaves aux colonies espagnoles, permet à Antoine Crozat d’amasser une fortune colossale.
L’auteur d’une biographie intitulée Le Français qui possédait l’Amérique. La vie extraordinaire d’Antoine Crozat, Pierre Ménard, évalue sa fortune en 1715, à la mort de Louis XIV, à 20 millions de livres, soit près de 300 milliards d’euros !
De quoi acheter des châteaux par dizaines, de posséder un hôtel particulier dans sa ville de Toulouse et d’en acquérir un autre, prestigieux, sur l’actuelle place Vendôme, à l’endroit où se trouve maintenant le Ritz.
Quoique richissime, Antoine Crozat est maintenu à l’écart du système d’honneurs, moqué pour son inculture et sa vulgarité par la noblesse qui ne le fréquente que pour lui emprunter de l’argent.
Et c’est grâce à sa fortune bâtie sur la traite négrière qu’il s’ouvre les portes de l’aristocratie, en mariant sa fille – alors qu’elle n’a que 12 ans – à Louis-Henri de la Tour d’Auvergne, le comte d’Evreux.
Ce membre de la haute noblesse française, gouverneur de l’Île-de-France, profite de son beau-père en bénéficiant d’une dot de 2 000 000 de livres pour se faire construire un hôtel particulier, l’hôtel d’Évreux, qui prendra le nom d’hôtel de l’Élysée à la toute fin de l’Ancien Régime.
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Le bâtiment est édifié entre 1718 et 1720 « en marge du Paris de l’époque, sur une simple chaussée bordée de masures au toit de chaume, dans une zone non urbanisée, mal vue, mal fréquentée… une zone boueuse, avec des marais qu’il a fallu assécher », souligne l’historien Marcel Dorigny, maître de conférence honoraire de l’université de Paris VIII, spécialiste de l’histoire de l’esclavage, de la colonisation et des mouvements indépendantistes et abolitionnistes.
Les marais des Gourdes rachetés par Louis-Henri de la Tour d’Auvergne sont des terrains ayant appartenu à André Le Nôtre, situés entre l’actuelle rue du Faubourg-Saint-Honoré menant au village du Roule et le Grand Cours, ce lieu de promenade créé par Colbert dans l’axe des Tuileries qui deviendra plus tard les Champs-Élysées.
Il n’y avait sur place à l’époque que des jardins maraîchers, des bois et des pépinières.
L’hôtel d’Évreux, construit sous la direction de l’architecte Armand-Claude Mollet, est de modèle classique. Il comprend un vestibule d’entrée situé dans l’axe de la cour d’Honneur et des jardins, un corps de logis double en profondeur et un grand appartement ou appartement de parade partagé, en son milieu, par un grand salon ouvert sur le jardin.
Les décors intérieurs, de style Régence, sont l’œuvre d’un autre architecte : Jules-Michel Hardouin qui remplace Armand-Claude Mollet, entre 1720 et 1722.
Boiseries, fleurons, rosaces, dessus-de-porte et rinceaux ont été pour la plupart réalisés par le sculpteur Michel Lange.
L’hôtel d’Évreux, à l’achèvement des travaux, est sacré « plus belle maison de plaisance des environs de Paris » par l’architecte Jacques-François Blondel, l’auteur des planches relatives aux palais et hôtels dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
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Dans sa Description de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable, l’observateur Germain Brice relève toutefois que :
Il n’y avait point autrefois de quartier plus négligé que celui-ci. C’était le plus malpropre de tous les faubourgs de Paris. On s’en éloignait à cause de la proximité du grand égoût, dont il est entouré, et qui répand aux environs – principalement en été – des exhalaisons insupportables. Mais le voisinage du cours et des belles promenades qui l’accompagnent ont fait aisément par-dessus cet inconvénient.
Les fortunes coloniales : fortunes mal acquises ?
Sans la fortune d’Antoine Crozat, sans la traite négrière, le palais de l’Élysée n’aurait sans doute pas vu le jour.
Mais à l’époque, l’esclavage n’est pas mal perçu, il s’agit d’une activité légale, rappelle l’historien Marcel Dorigny :
La traite négrière est une des activités principales de tous ceux qui font du commerce maritime international, sachant que la France à ce moment-là, en plein essor colonial, vient de mettre la main sur la Louisiane. Au début du XVIIIe siècle, le Portugal est la plus grande puissance négrière, mais la France n’est pas trop mal placée, en arrivant en quatrième position, après l’Espagne et l’Angleterre. On dirait de nos jours qu’il s’agit de fortunes mal acquises puisque le commerce colonial repose sur l’importation dans les colonies d’esclaves noirs achetés sur les côtes africaines et sur le commerce de produits coloniaux : le café, le sucre, l’indigo… qui sont très demandées en France d’abord, puis dans toute l’Europe et qui sont le fruit du travail des esclaves. Mais pour la France, comme pour l’Angleterre, cette exploitation n’est possible qu’à l’extérieur du sol européen. Il n’y a pas et de longue date d’esclaves en France. C’est la devise de la monarchie : la terre de France rend libre !
Dans les colonies, en revanche, l’esclavage va très tôt être introduit, selon une double législation.
Les lois qui sont valables en métropole ne le sont pas dans les colonies.
Et comme l’esclavage est une des sources de richesse du royaume, Marcel Dorigny assure qu’il n’est pas du tout déshonorant de le pratiquer, à l’époque :
Les négriers ont pignon sur rue, ils acquièrent des titres de noblesse, des châteaux, ils vont à la cour du roi, ils font des bals, ils font des fêtes, ils font des concerts, ils s’offrent des hôtels particuliers dans Paris… et pourquoi ne le pourraient-ils pas ? Non seulement leur activité est légale, mais elle est favorisée ! Il y a d’abord tout un appareil législatif et ensuite tout un appareil fiscal pour l’encourager, afin de satisfaire un besoin de main-d’œuvre, dans la crainte alors d’un effondrement des colonies. Entre 1740 et 1780, de 80 000 à 90 000 esclaves traversent chaque année l’Atlantique, c’est évidemment énorme ! C’est une ponction sur la population africaine !
Les multiples acteurs de la traite négrière à Paris
Les fortunes du XVIIIe siècle, les fortunes d’origine coloniale vont principalement être dépensées dans des dépenses de prestige, des dépenses de luxe, des dépenses fastueuses qui montrent une intégration dans la haute société.
C’est le cas notamment à Bordeaux et à Nantes, où pour l’historien Marcel Dorigny :
Les hôtels particuliers sont absolument extraordinaires. Et à Paris, il y a l’Élysée, mais aussi des palais construits à la Chaussée d’Antin et sur l’actuelle place Vendôme. C’est une volonté ostentatoire de montrer que l’on est riche !
Et parmi les grands acteurs à l’époque, un puissant colon de Saint-Domingue, le marquis de Massiac, vice-amiral de la flotte du Levant, fait d’un hôtel particulier, l’hôtel de L’Hospital dont il hérite sur la place des Victoires en plein centre de Paris, le siège d’un groupe de pression que l’historien Marcel Dorigny présente comme :
le lobby politique des colons de Saint-Domingue pour empêcher toute réforme du système colonial. Le nom officiel était – Société des colons de Saint-Domingue résidant à Paris – mais en réalité tout le monde l’appelait : le Club de l’hôtel de Massiac. Ce lobby était très bien implanté à la cour et dans les assemblées politiques et il avait des relais très puissants, parce que l’intérêt des colons était très lié à celui des armateurs des ports et des industriels fournissant les produits servant à acheter les esclaves : tissus, métaux, armes, alcools, vaisselles… Il y avait donc des intérêts intégrés à cette économie avant même le départ des bateaux et à leur retour également pour ceux notamment qui étaient à la tête de sucreries, puisque les produits qui revenaient des colonies étaient des produits bruts qui devaient obligatoirement être transformés en France.
L’opaque passé colonial de Paris
Le palais de l’Élysée, transformé en profondeur depuis son édification, est aujourd’hui le dernier grand témoignage visible à Paris de l’esclavage colonial de la France.
Et pour cause : « au XVIIIe siècle, on a construit. Au XIXe siècle, on a démoli », résume l’historien Marcel Dorigny.
Le paysage parisien a en effet été considérablement remodelé sous Napoléon III par le baron Haussmann.
Le percement de grands axes et de larges avenues a fait disparaître des bâtiments emblématiques, à commencer par l’hôtel de Massiac détruit pour laisser passer la rue Etienne-Marcel, laquelle débouche sur la statue de Louis XIV sous l’autorité duquel le Code noir a été rédigé par Colbert…
Et pourtant, remarque l’historien Marcel Dorigny, « personne aujourd’hui ne parle de faire tomber cette statue« …
Modifiés, remaniés, profondément transformés, quelques bâtiments d’origine coloniale subsistent à Paris.
La Banque de France et la Caisse des dépôts ont joué un rôle crucial dans l’histoire du commerce colonial.
La Banque de France se trouvait dans une des ailes de l’ancienne Bibliothèque nationale, rue Vivienne, dans le deuxième arrondissement de Paris, dans les locaux de la Bourse où s’achetaient et se vendaient les actions des compagnies de commerce et des navires.
Le commerce négrier nécessitait de très gros investissements et beaucoup de Français y ont participé, explique l’historien Marcel Dorigny :
Les armateurs ne prenaient pas les risques seuls. Le capital était dilué. Le lancement d’une expédition négrière passait par la création d’une société en commandite, soit aujourd’hui une société par actions. Les parts étaient vendues dans le public. Des milliers de personnes, en obtenant des revenus de leurs investissements, participaient donc aussi à la traite négrière. Des milliers de personnes y compris Voltaire qui a pourtant écrit des textes très puissants pour dénoncer l’esclavage…
La Caisse des dépôts, toujours installée près de l’Assemblée nationale, est liée également aux capitaux issus de l’esclavage, ajoute Marcel Dorigny :
Quand la colonie de Saint-Domingue en 1801 devient la république d’Haïti, la première république noire fondée par d’anciens esclaves, la France cherche à obtenir des réparations financières et reconnait en 1825 l’indépendance du territoire sous condition qu’Haïti rembourse aux colons leurs propriétés à Saint-Domingue. Ce que l’on appelle la dette de l’indépendance. La Caisse des dépôts, chargée des dossiers d’indemnisation, a géré les fonds transmis par la république d’Haïti jusqu’en 1883 et a largement profité de ces capitaux énormes pour des investissements, avant de les restituer aux anciens colons !
Et parmi les hôtels particuliers d’origine coloniale, l’un d’entre eux à la Chaussée d’Antin dont il ne reste plus de trace a servi de résidence à Thomas Jefferson, pour mener « un train de vie assez somptueux », tient à remarquer Marcel Dorigny :
Thomas Jefferson, ce grand personnage, troisième Président américain au début du XIXe siècle, rédacteur de la déclaration d’indépendance des Etats-Unis, mais en même temps propriétaire de centaines d’esclaves en Virginie…
Quel travail de mémoire à Paris ?
A l’instar des investigations menée outre-manche par l’University College of London, une enquête sur les liens entre l’esclavage colonial et les grandes institutions de la République en France, comme le réclame l’ancien président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), Louis-Georges Tin, pourrait permettre de mettre en lumière tous les rouages et toutes les traces du passé esclavagiste à Paris, assure Marcel Dorigny :
Il y a des archives partout et disponibles. On connaît l’histoire des édifices. On connaît l’histoire des institutions. Il existe une commission de la Banque de France très informée à ce sujet. Les bâtiments liés au commerce colonial ne sont pas sortis du néant, dans la clandestinité. Ils ont pignon sur rue, ils ont été construits en toute légalité. Et même si l’origine des capitaux peut paraître honteuse, scandaleuse, aujourd’hui, ceux qui en ont bénéficié à l’époque ne s’en cachaient pas. Il n’y a pas d’histoire cachée !
Comme les plaques explicatives installées à Bordeaux dans les rues portant le nom d’armateurs négriers notoires, il faut à Paris, selon Marcel Dorigny, expliquer et non pas supprimer, d’autant que la capitale est parsemée de noms évoquant le passé colonial et esclavagiste :
C’est une position que je défends depuis longtemps, puisque de très nombreux monuments et rues portent le nom de fervents esclavagistes, comme le général Dugommier ou le colonisateur Charles Liénard de l’Olive qui a pris possession de la Martinique et de la Guadeloupe et instauré la traite négrière, pour les deux Antilles françaises. La rue de l’Olive, dans le XVIIIe arrondissement, après un mouvement de protestation, a été rebaptisée rue de l’olive, avec un o minuscule, mais avec toujours aux alentours, les rues de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Louisiane… Autrement dit, on a enlevé le voleur sans enlever l’objet volé ! Qui est Charles Liénard de l’Olive ? Pourquoi son nom est là ? Il faut le dire, pas l’éradiquer ! Et il n’est pas possible en tous cas de supprimer tous les noms évoquant les colonies ou l’esclavage. Cela reviendrait à passer une énorme éponge et refaire le plan de Paris. Si on efface tout, on n’a plus de leçons d’histoire, dans les rues.
Un monument doit voir le jour dans la capitale aux Tuileries d’ici 2022.
La Fondation pour la mémoire de l’esclavage, mise en place en novembre 2019, y travaille, en concertation avec la ville de Paris. Il est question de plaques, avec les noms des esclaves affranchis en 1848, mais il faudrait aller plus loin, pour Marcel Dorigny. En tant que membre du comité scientifique de la Fondation, il plaide pour la création d’un mémorial :
Un mémorial de l’esclavage à Paris qui serait un lieu à vocation pédagogique, avec des expositions, des reproductions d’œuvres, des bibliothèques… Un musée, cela suppose des œuvres authentiques et elles sont rares. Il existe déjà un mémorial à Nantes et 5 salles consacrées à la traite négrière et à l’esclavage, au musée d’Aquitaine, à Bordeaux.
La Fondation pour la mémoire de l’esclavage a été installée place de la Concorde, à l’Hôtel de la Marine, un bâtiment connu pour avoir abrité pendant plus d’un siècle le ministère de la marine et des colonies, haut-lieu symbolique aussi de l’histoire de la traite négrière…