De Femi à Made Kuti : l’afrobeat ne meurt jamais
Dans la famille Kuti, PAM veut le père Femi et le fils Made. Rencontre avec le duo pour une conversation sur la musique, l’état actuel du panafricanisme, et les projets de la famille Kuti.
Fela Anikulapo Kuti a mené une vie extraordinaire, selon ses propres règles, quitte à en payer le prix fort dans sa vie personnelle. La musique était son arme et l’afrobeat son offrande faite au monde. Formés dans le giron du business familial, ses fils Femi et Seun n’ont eu de cesse de développer l’héritage du père, relayés aujourd’hui par le fils du premier, Made. Une dynastie familiale ininterrompue.
Alors que Femi et Made ont chacun un album dans les tuyaux pour 2021, et tandis que la situation politique s’échauffe sérieusement au Nigeria, le moment nous a semblé idéal pour discuter avec le père et son fils à Lagos (via Zoom, évidemment).
Salut Femi, salut Made ! Merci de m’avoir rejoint.
Femi Kuti : De rien.
Made Kuti : C’est un plaisir.
Femi, tu t’apprêtes à sortir un album. Tu peux me parler de sa genèse ? Quand l’as-tu enregistré et dans quelles circonstances ? À quoi les auditeurs vont-ils avoir droit ?
Femi Kuti : On l’a enregistré avant l’arrivée du Covid. En général, une fois que j’ai composé les chansons, on les joue régulièrement, et la plupart des gens qui passent au Shrine les connaissent déjà puisque j’ai l’habitude de les jouer pendant au moins une année avant leur enregistrement. L’album aura pour titre « Stop the Hate » [« À bas la haine »] et contiendra neuf chansons — ou dix. Je n’arrive même plus à réfléchir [rires]. C’est qu’il se passe tellement de choses en ce moment au Nigeria.
Made Kuti : [Rires] C’est ton dixième album, alors tu as le droit d’oublier le nombre de chansons !
Femi Kuti : Mais non, c’est mon onzième album !
Made Kuti : Ah ok !
Femi Kuti : Cet album est le reflet de mon état d’esprit de ces deux dernières années, un état d’esprit que j’ai conservé pendant l’enregistrement. Et comme d’habitude, c’est un projet très politique.
Made, j’aimerais te poser la même question. C’est ton premier album ; quand l’as-tu enregistré et depuis quand les chansons étaient-elles prêtes ? Et si j’ai bien compris, tu es multi-instrumentiste ? Est-ce toi qui joues de tout sur l’album ?
Made Kuti : Pour répondre à ta première question : j’ai composé un album intégral lors de ma première année au Trinity Laban [Trinity Laban Conservatoire of Music and Dance de Londres], le conservatoire où j’ai étudié pour environ cinq ou six ans. Puis au fil des événements, entre la tournée avec mon père, les études et tout le reste, j’ai fini par n’en garder que huit titres. Certains que j’avais composés avant le diplôme, et d’autres après-coup. Et ce qui a changé dans ma façon de composer au cours de cette année d’écriture, 2018-2019, c’est que j’ai développé la liberté de m’amuser : je voulais expérimenter avec les sons, les harmonies, et le dialogue entre les instruments. Puis ce qui m’a frappé une fois revenu à Lagos, et alors que j’avais déjà tout composé, c’est l’expérience même de vivre dans cette ville, et ma confrontation immédiate et intime avec les nombreux problèmes auxquels le Nigeria fait face, ce qui a directement influencé les paroles que j’ai écrites à ce moment. À mon retour à Lagos, ma plus grande révélation a été l’état d’esprit des Nigérians, mais aussi des gens dans le reste du monde. J’ai l’impression que l’on fait face à des problèmes très évidents auxquels il existe des solutions très évidentes, sans qu’on n’assiste à des résultats concrets pour autant. Et si tu cherches à en expliquer la raison, tu vas forcément essayer de justifier la situation actuelle — pourquoi les choses sont telles qu’elles sont — et tu commences alors à étudier l’histoire, puis tu découvres énormément de choses sur toi, ta culture et ton peuple. À l’école au Nigeria, on ne nous enseigne pas vraiment l’histoire, ce qui pour moi représente un des plus gros problèmes depuis que je suis revenu ici. Donc ce qu’a dit mon père à propos de son état d’esprit lors de l’écriture de son album, c’était exactement la même chose pour moi. Même si j’ai écrit une bonne partie de l’album il y a longtemps, j’ai changé beaucoup de choses afin de refléter mon état d’esprit actuel.
Quant à ta deuxième question, oui j’ai tout fait moi-même : les chœurs, les percussions, les batteries, les cuivres et la section rythmique. La seule chose que je n’ai pas faite est le discours de mon père sur « Blood » et les voix de mes frères et sœurs sur « Hymn ».
Il y a une chanson qui m’a attiré l’attention : « Higher You’ll Find », qui prend une direction surprenante ! Tu peux nous expliquer ?
Made Kuti : Tu sais, la musique te fait voyager vraiment très loin. Quelqu’un disait que si une composition musicale n’évolue pas, alors elle ne mérite pas de s’appeler « composition ». Et même dans la musique répétitive qui a du groove, comme l’afrobeat, il y a une évolution. Chez Fela, il y a un travail de progression et de construction sur la musicalité, les harmonies et les textures. Dans la musique de mon père, c’est à travers les breaks rythmiques que tu saisis les différentes étapes du voyage. Je me suis alors demandé comment ça sonnerait si je faisais l’exact inverse. J’aime beaucoup jouer sur les modulations — les changements de tonalité — sans utiliser le rythme. Donc au lieu de suivre un flow qui soit agréable à l’oreille parce qu’il est cohérent au niveau harmonique, je préfère changer de tonalité. Je me suis donc dit que si je faisais ça avec le rythme, l’instrumentation et l’harmonie, ça pourrait bien sonner. C’était ça, l’idée de l’album. Et puisque le disque propose d’atteindre un niveau de conscience plus élevé, j’ai pensé que ce choix musical y correspondait assez bien.
Femi, tu as grandi au Shrine et baigné dans une conscience panafricaine. Autour de toi, traînaient des bouquins sur Malcom X, Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah… Tu penses que le panafricanisme est en bonne santé aujourd’hui ? Et qui sont selon toi les leaders, penseurs et penseuses, musiciens et musiciennes qui aujourd’hui incarnent l’esprit du panafricanisme ?
Femi Kuti : Je ne connais pas tous les gens engagés dans le panafricanisme, et il y en a énormément ! Rien qu’au Nigeria, il y a beaucoup de jeunes qui combattent l’oppression de la police et du gouvernement. Il y a aussi mon frère, et désormais mon fils. On a toujours les anciens, ceux de ma génération : Youssou N’Dour et Angélique Kidjo. Et on trouve plein d’excellents bouquins sur internet, même si je ne lis pas trop en ce moment, car je répète et pratique énormément. J’essaye d’atteindre une certaine perfection dans mon jeu. J’ai fait quelques collaborations avec un DJ, Robert Hood, et ça m’a ouvert de nouvelles dimensions. Je me suis alors dit, « Waouh ! J’ai encore tellement de choses à développer en tant qu’improvisateur ». On a aussi collaboré avec Chris Martin de Coldplay, ce qui m’a obligé à reprendre le saxophone alors que j’étais bien plus porté sur la trompette jusqu’alors.
Je dirais donc que je fais plutôt du développement spirituel musical. Et quand tu fais ça, tu accèdes à une meilleure compréhension de ton environnement, ce qui t’enseigne l’autodiscipline et les vertus de la vie. Voilà où j’en suis. Et je vois qu’il y a beaucoup de monde engagé sur la voie du panafricanisme autour du monde : tous ceux qui sont engagés dans le mouvement Black Lives Matter ; Bobi Wine en Ouganda ; le Congo ; l’Afrique du Sud… Il y a tellement de gens qui se battent pour le panafricanisme et pour obtenir de meilleures conditions de vie.
Made Kuti : J’aimerais ajouter quelque chose, que je pense depuis longtemps et qui vient de mon père, évidemment : un vrai Panafricain est une personne qui pratique le panafricanisme au quotidien. C’est ton état d’esprit, ce sont les choix que tu fais au quotidien, et ce, quelle que soit ta profession. Imaginons que tu sois avocat au Nigeria et que tu te sois établi professionnellement au sein de ce système de statu quo que l’on connaît aujourd’hui. Si ta pratique quotidienne professionnelle ne bénéficie pas aux Africains et Africaines, et que ton but est d’avoir une belle maison toute neuve et la voiture dernier cri (ce qui nous est présenté comme le succès ultime), alors tu as oublié et perdu le lien avec les objectifs communs, ceux de ta communauté. Et quand on perd de vue les buts qu’on est censés atteindre ensemble, alors on s’éloigne de l’esprit africain. Parce que nous sommes un peuple communautaire avant tout. Être ensemble est la base de notre culture.
Femi Kuti : C’est pour ça que je suis partisan du développement personnel. Beaucoup de gens disent se battre pour le panafricanisme, alors que leur approche est très coloniale. Tu rencontres quelqu’un qui clame se battre pour le panafricanisme tout en portant le costume-cravate ! Comment peux-tu être en costard et te dire panafricain ? Et puis tu as des gens comme mon père. Et alors tu comprends que le panafricanisme, ça signifie que ton comportement est tout entier tourné vers cet horizon. Tu te dis panafricain mais tu veux bénéficier de la norme occidentale de l’oppression, porter le costume-cravate et opprimer tes compatriotes d’Afrique ? Alors tu es un bourgeois et tu méprises tes frères à cause de ton éducation. Prends l’exemple de ces avocats qui se disent panafricains mais qui portent encore la perruque au tribunal et emprisonnent leurs frères et sœurs. Tu comprends ? Quand tu es panafricain, c’est toute ton attitude dans la vie qui doit changer.
Made Kuti : Sans compter qu’on doit absolument se débarrasser de ce complexe d’infériorité qu’on alimente depuis des années à coup d’informations erronées ! Par exemple, on blanchit notre peau, on nous apprend à nous détester nous-mêmes, et on a oublié qu’on peut aimer nos cheveux naturels. On montre plus de respect à celui qui maîtrise la langue anglaise qu’à celui qui parle couramment nos langues autochtones. Il y a ce surplus de respect pour les langues étrangères qui porte un immense préjudice à notre identité et à notre culture.
On a brièvement évoqué la situation actuelle des violences policières et de la corruption. Fela dénonçait déjà les mêmes choses à l’époque, et la situation est aujourd’hui la même. Pensez-vous que cette fois-ci, les choses vont changer ?
Femi Kuti : Je ne sais pas le vrai changement est pour maintenant, mais c’est le début de quelque chose. N’oublie pas que mon père se battait seul au Nigeria. Lumumba aussi se battait seul. En Afrique du Sud, c’était Mandela, Biko – cinq personnes en tout peut-être, et puis leur voix a porté dans le monde entier. Mais mobiliser et sensibiliser tout le monde prend du temps. On assiste en ce moment à un mouvement très fort de la part de la jeunesse, mais il y a en même temps un mouvement d’oppression et une force coloniale très puissants qui font tout pour empêcher ces jeunes garçons et filles d’atteindre leur but. Est-ce que ces jeunes garçons et filles vont faire des concessions ? À l’époque de mon père, la plupart de ceux qui le soutenaient ont été achetés par le régime. Beaucoup d’entre eux ont trahi mon père, et m’ont trahi également. Donc ce que je pense, c’est que même si cette génération échoue, une autre prendra le relais qui sera encore plus forte, et c’est peut-être elle qui apportera le changement. Parce que le changement est inévitable, qu’on le veuille ou non. J’espère que cette génération va provoquer ce changement au niveau mondial. Je ne sais pas si ce sera le cas mais même s’ils échouent, la prochaine génération se sentira tellement frustrée que leur état d’esprit sera différent, non-violent je l’espère. Parce que s’ils voient que les actions pacifiques ne portent pas leurs fruits, ils trouveront d’autres moyens pour faire de ce changement un horizon inéluctable.
Made Kuti : On m’a d’ailleurs posé cette question récemment. Et je pense que s’il est une chose que l’on doit éviter, c’est la révolution violente. Pensez aux conséquences : des vies massacrées, des propriétés perdues et une économie anéantie. Nous ne sommes pas préparés à une telle catastrophe, donc en tant que personnes intelligentes, nous devons absolument retrouver l’idée du « vivre ensemble », et dialoguer pour définir notre objectif. Aussi, comment allons-nous l’atteindre ? Nous devons nous organiser de façon intelligente. Nous ne pourrons pas les vaincre avec du pouvoir et de l’argent. On ne renverse pas le système avec la violence. Nous devons être plus intelligents qu’eux et la seule façon de le faire, c’est en réfléchissant tous ensemble — chose que nous n’avons pas encore faite, je crois.
Changeons de sujet. Cette dynastie musicale et cette descendance ininterrompue, l’avez-vous planifiée, ou est-ce venu naturellement ?
Femi Kuti : Je suis quelqu’un de très spirituel et j’avoue que j’ai toujours eu le sentiment profond que ça arriverait. Jusqu’à ses trois ans, Made a montré un énorme intérêt pour la musique, et indiquait déjà le chemin qu’il voulait emprunter. Mais la musique n’a pas commencé avec mon père, puisqu’on peut la faire remonter à sept générations en tout. Le grand-père de mon père avait composé énormément de chansons et a été le premier musicien d’Afrique de l’Ouest à enregistrer en Angleterre. Le père de mon père était aussi un excellent compositeur. Puis il y a mon père, bien sûr, puis mon frère et moi, et désormais mon fils. Alors quand Made est né, je savais que ma responsabilité de père était de l’armer musicalement et spirituellement et de profiter du voyage qu’il allait nous offrir. Et ça ne fait que commencer !
D’ailleurs, selon vous, pourquoi l’afrobeat fait vibrer tellement tellement de gens différents autour du monde ?
Femi Kuti : Je pense que c’est grâce à son fondateur. Il était sincère et entièrement dévoué à la lutte. La musique de Fela était unique en son genre. En grandissant, nous étions fans de Michael Jackson et de James Brown. On les adorait, mais quand nous étions enfants, nous savions déjà que la musique de Fela avait quelque chose de spécial. Alors ça ne me surprend pas quand Miles Davis, dans son autobiographie, écrivait que la musique de Fela serait la musique du futur. C’est aussi ce que je sentais. Il y a tellement d’artistes mainstream qui ont écouté mon père alors que lui n’a jamais semblé être mainstream. Et aujourd’hui, chaque nouvelle génération — de Beyoncé à Jay Z, Alicia Keys, et au Nigeria Wizkid et Davido — débarque et s’exclame, « Waouh ! Ce type a fait ça ? » Ils sont littéralement époustouflés. Sa musique, son mode de vie, son combat, son engagement : c’était un touche-à-tout. Nos fondations sont donc très solides, et je ne suis pas du tout surpris de notre lignée.
J’aimerais vous poser une question à propos des réseaux sociaux. Fela a vécu au grand jour, s’exposant souvent au public. Pensez-vous que s’il avait pu le faire, il aurait utilisé les réseaux sociaux ? Aurait-il tweeté ?
Femi Kuti : Si les réseaux sociaux avaient existé quand Fela avait la trentaine, peut-être. Mais plus tard, non. Je me souviens qu’à cet âge, il achetait régulièrement une petite rubrique dans un journal appelé le Daily Punch, et chaque jour il publiait une courte chronique politique. Il aurait probablement utilisé les réseaux sociaux de cette façon, mais je ne le vois pas faire plus que ça. Et puis je ne suis pas certain qu’il aurait trouvé l’occasion de tweeter, parce qu’il aimait prendre du bon temps, et il avait ses femmes ! [Rires]
Made Kuti : Je pense aussi qu’il n’aurait pas tenu longtemps sur Twitter. Il aurait vite été censuré ! [Rires]
Femi Kuti : Il était trop attaché à vouloir profiter de l’instant présent. Il n’a jamais laissé filer ces moments.
Une dernière question, la même pour chacun d’entre vous. Vous avez tous les deux un album prêt à sortir, dont la pandémie complique forcément le calendrier, mais je me demandais ce que vous envisagiez pour la sortie et la tournée ?
Femi Kuti : Mon album sort en début d’année prochaine [2021], et le single sort tout bientôt — le mois prochain je crois. Made va sortir un autre single cette année, et mon deuxième single sortira l’an prochain. On espère que la situation de la pandémie sera réglée d’ici là et qu’on pourra ensuite tourner. On croise les doigts. Mais c’est important que les gens puissent entendre notre musique le plus tôt possible, et que Made vole de ses propres ailes, avant même la fin de cette pandémie. Made joue aussi dans mon groupe et il sera donc de la tournée, puis il formera son propre groupe. Le problème avec la musique, c’est que tu planifies avec un an d’avance. Tous les projets en attente sont vieux d’un an, alors qu’on est déjà en train de penser à de nouvelles idées.
Alors que la connexion internet empirait et qu’une fête bruyante battait son plein chez les voisins des Kuti, on se remercia mutuellement, et notre entrevue avec les héritiers de l’afrobeat prit fin.
Le 5 février prochain, le label Partisan Records (qui exploite le catalogue de Fela) sortira deux albums, Stop The Hate de Femi Kuti et For(e)ward de Made Kuti, réunis dans un coffret au titre évocateur : « Legacy + ».