Plongée inédite sur le détail d’interventions visant vingt pays africains, réalisées par les services secrets britanniques entre 2009 et 2010.
C’est un panorama rare sur la réalité de l’espionnage satellitaire moderne. Loin d’une vision technique et abstraite, il donne à voir non seulement le visage des victimes des interceptions, mais aussi l’étendue de cette surveillance, à l’échelle d’un continent, l’Afrique. Les nouveaux documents extraits par Le Monde, en collaboration avec le site The Intercept, des archives de l’ex-consultant de l’Agence nationale de sécurité (NSA) américaine Edward Snowden confiées à Glenn Greenwald et Laura Poitras, offrent, en effet, une plongée inédite sur le détail d’une collecte visant vingt pays africains, réalisée par les antennes des services secrets britanniques (GCHQ) entre 2009 et 2010.
Les dizaines de relevés d’interceptions que Le Monde a pu consulter correspondent à un moment particulier du travail des techniciens du GCHQ. Ces rapports font état du succès avec lequel ils sont parvenus à détourner des flux de communications satellitaires et concluent qu’ils peuvent, désormais, passer à la collecte systématique.
L’identité des cibles figure dans les listes de centaines d’interceptions du GCHQ : des chefs d’Etat, des premiers ministres en poste ou ayant quitté le pouvoir, des diplomates, des chefs militaires et du renseignement, des membres de l’opposition et les principaux acteurs de la vie économique et financière de vingt pays africains. C’est la souveraineté politique, économique et stratégique de ces territoires souvent gouvernés par des dirigeants alliés de la Grande-Bretagne qui est ainsi violée.
Les chefs d’Etat et premiers ministres
Au premier rang des cibles du GCHQ figurent les chefs d’Etat et les premiers ministres. Principal partenaire économique du Kenya, la Grande-Bretagne et ses services secrets interceptent les échanges du président Mwai Kibaki et de ses conseillers les plus stratégiques, mais aussi ceux du premier ministre Raila Odinga en mars 2009. Il en va ainsi de l’Angola, premier producteur de pétroled’Afrique, dirigé depuis 1979 par le président José Eduardo dos Santos. Toujours selon ces rapports d’interception, en 2009, le palais présidentiel de Luanda a été visé. Cette année-là, l’Angola est frappée par la baisse brutale des cours des matières premières et la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, se rend à Luanda pour renforcer la coopération stratégique. La Grande-Bretagne partage alors leurs informations pour assurer leur mainmise sur la région.
A 924 km plus au nord, de l’autre côté d’une frontière qui fut traversée par des troupes angolaises venues soutenir Laurent Désiré Kabila durant la seconde guerre du Congo (1998-2003), Kinshasa est également étroitement surveillée. Depuis l’assassinat de son père en janvier 2001, le fils, Joseph Kabila, a pris les rênes de ce géant d’Afrique et semble intriguer les espions britanniques qui visent toutes ses télécommunications ainsi que celles de ses proches conseillers politiques, diplomatiques et militaires.
En Afrique de l’Ouest, le GCHQ a opéré des interceptions massives au Nigeria. Dans son ancienne colonie, membre du Commonwealth, les espions britanniques suivent en temps réel les télécommunications du président Umaru Yar’Adua, de son aide de camp et de ses proches conseillers, comme son secrétaire principal et son conseiller spécial. Ils visent également le vice-président de ce pays, le plus peuplé du continent et première puissance économique régionale. Le chef d’Etat nigérian étant malade – il décède le 5 mai 2010 –, son successeur Goodluck Jonathan figure aussi parmi les lignes téléphoniques à intercepter.
Le dispositif est le même au Ghana, où le président John Kufuor et ses collaborateurs sont écoutés, mais aussi en Sierra Leone dirigé par Ernest Koroma, dont le numéro de mobile est intercepté. Plus au nord, en Guinée-Conakry, les Britanniques surveillent les échanges téléphoniques et électroniques de Kabiné Komara, premier ministre de la junte dirigée par le président putschiste Moussa Dadis Camara, dont les proches conseillers sont aussi mentionnés dans les bases de données consultées par Le Monde. Au Togo, les télécommunications du chef d’Etat, Faure Gnassingbé, sont aussi interceptées.
Les anciens présidents et premiers ministres
Dans les relevés d’interceptions datées de 2009 consultés par Le Monde apparaissent également plusieurs anciens chefs d’Etat et de gouvernement que les Britanniques et leurs alliés semblent toujours suivre de près. Y figurent l’ancien chef d’Etat nigérian, Olusegun Obasanjo (1999-2007), et son homologue de Sierra Leone, Ahmed Tejan Kabbah (1998-2007). Dans ce dernier pays d’Afrique de l’Ouest ravagé par une décennie de guerre civile, un homme est particulièrement ciblé : l’ancien président et chef de guerre Charles Taylor, de même que ses principaux lieutenants. Taylor a été jugé, en avril 2012, pour « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité » par la Cour spéciale pour la Sierra Leone et condamné à cinquante ans de prison.
A Conakry, Cellou Dalein Diallo et Lansana Kouyaté, anciens premiers ministres du dictateur Lansana Conté, aujourd’hui chefs de file de l’opposition, sont alors visés. Si les Britanniques suivent de près ce qui se trame dans l’est de la République démocratique de Congo (RDC) et au palais présidentiel de Kinshasa, de l’autre côté du fleuve Congo, c’est l’ancien chef d’Etat, Pascal Lissouba (1992-1997), en exil en France, qui a été au cœur de leur surveillance en 2009. Jugé proche des sociétés pétrolières anglo-saxonnes, il avait été renversé en 1997 par Denis Sassou-Nguesso qui était soutenu militairement par la France et l’Angola.
La diplomatie
Le GCHQ s’est intéressé de près aux diplomaties de ces pays. L’une de leurs cibles, le Burkinabé Djibril Bassolé, interrogé par Le Monde, a indiqué : « Ce que je disais au téléphone, je le disais en public. » Il est aujourd’hui incarcéré à Ouagadougou pour « atteinte à la sûreté de l’Etat » dans le cadre de la tentative de coup d’Etat de septembre 2015. Mais, six ans plus tôt, il était ministre des affaires étrangères du Burkina Faso et pilotait le soutien à la rébellion ivoirienne pour le compte de Blaise Compaoré. Il intervenait pour le compte de l’Union africaine et des Nations unies comme médiateur dans la crise du Darfour, une activité diplomatique qui lui a sans doute valu d’être espionné par les services secrets britanniques.
La surveillance des réseaux diplomatiques africains est aussi large que celle ciblant les dirigeants. Les ministres des affaires étrangères du Nigeria, du Kenya, du Zimbabwe, du Soudan et de Libye, ainsi que leurs plus proches collaborateurs sont écoutés, leurs courriels interceptés, une manière de contrôlerl’évolution de ces Etats. On relève ainsi l’intérêt marqué pour les bureaux du ministère des affaires étrangères nigérian et notamment les lignes téléphoniques fixes et mobiles du directeur de cabinet du chef de la diplomatie Ojo Maduekwe.
Pour renforcer leur dispositif d’espionnage, les services secrets britanniques ont étendu leur espionnage aux ambassades africaines. L’ambassadeur du Zimbabwe à Kinshasa, son homologue de RDC à Brasilia, l’ambassade du Soudan à Islamabad, les ambassades du Nigeria à Ankara, Pretoria, Tripoli, Yaoundé, Téhéran ou encore les locaux genevois de la mission du Nigeria auprès de l’ONU. A Riyad, en Arabie saoudite, ils ont ciblé les ambassades d’Erythrée, d’Algérie, de Guinée et du Soudan. L’ambassadeur de Syrie à Khartoum figure aussi sur la base de données. Les réseaux diplomatiques tchadiens sont surveillés de près, de Moscou à Tripoli.
Les services de renseignement et les rebelles
Dans ces pays, souvent instables, les Britanniques accordent un intérêt tout aussi prononcé aux services de renseignement et aux mouvements rebelles, potentiels successeurs aux régimes alors en place. Alors que le Darfour, à l’ouest du Soudan, est en proie à un conflit armé depuis 2003, les services secrets britanniques interceptent les télécommunications des mouvements rebelles. Les lignes téléphoniques ouvertes aux Emirats arabes unis, au Qatar, au Tchad ou en Libye de plusieurs leaders de la rébellion figurent dans la base de données. Exemple : Jibril Ibrahim Mohammed, frère de Khalil Ibrahim, chef du Mouvement pour la justice et l’égalité qui sera tué en 2011.
Dans cette région marquée par les rébellions, les services secrets britanniques suivent de près les télécommunications des caciques des groupes armés soudanais mais aussi tchadiens, comme le démontrent les interceptions visant Albissaty Saleh Allazam, du Conseil d’action révolutionnaire. Les services de renseignement extérieur et intérieur libyens sont, par ailleurs, particulièrement ciblés par leurs homologues britanniques. De même en RDC où les principaux dirigeants de l’armée et des services sont visés. Et plusieurs lignes d’interception précisent « liés aux services de renseignements d’Egypte ».
Plusieurs membres du Mouvement d’émancipation du delta du Niger (MEND), groupe armé qui lutte contre les grandes majors pétrolières anglo-saxonnes dans le sud pétrolifère du Nigeria, sont placés sur écoute. De 2004 à 2014, date d’un accord politique avec les autorités nigérianes, ils menacent des intérêts pétroliers anglo-saxons en s’attaquant aux tankers et aux pipelines au nom d’une revendication économique et environnementale. Lors de la prise d’otage d’un Britannique par le MEND, on découvre que le GCHQ surveille autant les militaires, les services de renseignement et les négociateurs nigérians et britanniques que les chefs du groupe rebelle.
Les acteurs financiers et économiques
Les objectifs du GCHQ ne sont pas que politiques. On trouve, en effet, au sein des listes les principales élites économiques et financières, des ministres aux industriels et aux philanthropes, comme le Kényan Chris Kirubi. Aujourd’hui considéré comme l’un des Africains les plus riches et influents, le milliardaire nigérian Tony Elumelu a aussi été ciblé par les interceptions des services britanniques en 2009. Ami du président d’alors, Umaru Yar’Adua, il est à la tête de la United Bank of Africa (UBA).
Au Nigeria, on relève aussi bien les identifiants du ministre des finances, du ministre du pétrole comme ceux des systèmes de télécommunications ou des principales banques comme Zenith Bank. Apparaissent également les coordonnées du richissime Dahiru Mangal, le plus grand contrebandier de la région, originaire de Katsina, comme le chef de l’Etat nigérian, qu’il soutient financièrement, de même que son homologue du Niger. A Lagos, capitale économique, les espions britanniques n’omettent pas de surveiller les télécommunications de l’Africa Finance Corporation, institution financière panafricaine de financement des infrastructures. Le vice-président, Solomon Asamoah, est particulièrement visé.
En RDC, outre le vice-ministre des mines, c’est le tout puissant conseiller spécial de Joseph Kabila, Augustin Katumba Mwanke, qui est dans les radars. Cet homme discret a la haute main sur les contrats miniers et organise ce que la communauté internationale qualifie de « pillage des ressources naturelles » au service du clan au pouvoir.
D’autres hommes d’affaires proches de Joseph Kabila figurent parmi les personnalités visées, comme Victor Ngezayo à la tête d’un groupe d’hôtellerie notamment. Politique et affaires vont de pair au Katanga où le populaire gouverneur, Moïse Katumbi, profite de sa position pour orchestrerl’exploitation minière. Proche de Joseph Kabila grâce à qui il a pu constituer sa richesse, M. Katumbi a rallié l’opposition à son maître d’hier qu’il vodrait affronter désormais dans les urnes.
Les télécommunications de grands groupes étrangers opérant sur le continent sont également surveillées. Il en va ainsi du spécialiste italo-suisse de logistique Mediterranean Shipping Company. La plupart des opérateurs de télécommunications sont espionnés, comme le sud-africain MTN, les Saoudiens de Saudi Telecom, France Télécom et Orange.