Match poursuit l’enquête sur ces femmes qui offrent leur vie à des hommes qui incarnent le mal absolu. Hitler est à jamais l’incarnation du mal. Mais Eva Braun, elle, reste une énigme.
Elle était tout l’opposé de l’archétype de la « femme allemande » glorifié par la propagande, avec son terrain d’action limité à la cuisine, à la chambre et à l’église. Eva Braun est une midinette dont le cerveau est encombré de modèles de chapeaux et de ragots sur les stars de cinéma. Elle ne s’intéresse pas à la politique, encore moins au nazisme. La preuve, en 1927, lorsqu’elle est engagée dans le magasin de Heinrich Hoffmann, fournisseur officiel des nazis à Munich et patron d’un laboratoire de photos où l’on peut se procurer des films mais aussi des portraits et des cartes postales.
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Un jour, un certain M. Wolf entre dans la boutique. Hoffmann demande aussitôt à sa vendeuse d’aller leur chercher de la bière et du pâté. Une fois le visiteur reparti, il s’étonne : « Comment ! Tu n’as pas reconnu ce monsieur qui t’a dévorée des yeux et t’a proposé de te ramener dans sa Mercedes ? » Elle ne l’avait même pas vraiment regardé… « Mais c’est notre Adolf Hitler ! »
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Le futur chancelier n’a pas le profil pour captiver la jeune Eva. Mais il saura la prendre sous sa coupe. Hitler draguant une vendeuse… Cette scène de roman-photo est (sans doute) une invention du Turco-Américain Nerin E. Gun, qui se lance, dès 1947, deux ans après le suicide de l’« héroïne », dans l’écriture de sa biographie. Sa recette : les confidences de quelques témoins, dont la mère et les deux sœurs, une bonne dose d’imagination et quelques certitudes. Dont celle-ci : Hitler, cet homme de 38 ans à la « moustache de douanier autrichien », habitué poli, sinon assidu, commence à présenter ses compliments à l’adolescente de 17 ans en lui offrant de menus cadeaux.
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La propre fille de Hoffmann se souvient de la première invitation du « loup » si convenable. Il a dit à la jeune femme quelque chose comme : « Puis-je vous inviter à l’Opéra, mademoiselle Eva ? Je suis toujours entouré d’hommes mais je sais apprécier la compagnie d’une femme. » Hitler a chargé son âme damnée, Martin Bormann, d’enquêter sur la famille Braun : aryens garantis.
La relation reste platonique jusqu’en février 1932. Elle est même terriblement discrète. Eva est la fille de l’ombre qui se nourrit d’illusions, selon Hoffmann, qui, dans cette relation, joue le rôle de « médiateur ». Personne ne se méfie de ce jouisseur jovial porté sur les femmes et la bouteille. Eva loge chez lui. Hitler peut donc venir « chercher des photos » quand il veut, à domicile. Hoffmann couvre des opérations financières en faveur d’Eva dont il fait son envoyée spéciale permanente auprès du Führer, appareil photo en bandoulière. Gretl, la sœur cadette, épouse un officier SS, Hermann Fegelein. Leur père, qui considère Hitler comme un « clochard autrichien », leur rappelle en vain toutes ces années où le traîne-savates s’est pris pour un artiste.
Eva sait-elle au moins que Hitler n’est pas aussi seul qu’il en a l’air ? Sa nièce, Geli, 23 ans, est sa sous-locataire, et sans doute davantage… Elle finit par se tirer une balle dans le poumon le 18 septembre 1931. Inceste ? Jalousie ? L’arme du suicide est le Walther 6,35 mm de son oncle. Lequel continue à déclarer qu’il n’avait qu’un amour, l’Allemagne. Qu’Eva se le tienne pour dit… Est-ce la raison pour laquelle elle aussi se tire une balle dans le cou, quelques mois plus tard, toujours avec un calibre 6,35 mm ? Le revolver serait celui de son père. C’est Ilse, la sœur aînée d’Eva, qui la retrouvera baignant dans son sang. Mais la balle, logée contre la carotide, sera facilement extraite. Trois ans après, Eva récidive avec des somnifères. Un simple lavage d’estomac suffira à la rendre à ses illusions.
Désespoir vrai ou chantage sentimental ? On l’ignore. Ilse prétend avoir détruit les pages compromettantes du journal intime de sa sœur. Hitler récompense Eva de son attachement spectaculaire en l’invitant au congrès du parti à Nuremberg, la grand-messe nazie du 10 septembre 1935. Elle côtoie Mmes Hess, Himmler et Bormann, choquées que cette « demoiselle capricieuse et apparemment insatisfaite » soit traitée comme une femme de ministre. Hitler l’installe bientôt dans le quartier le plus chic de Munich. A partir de 1936, elle fait partie de ses invités permanents au Berghof, qu’elle appelle son « grand hôtel ». Elle le reçoit dans son « refuge » de l’Obersalzberg, à l’ombre du nid d’aigle, ou le suit à l’étranger en qualité de secrétaire on ne peut plus privée : Vienne, Linz, Venise, Rome, Capri… Certains proches prétendront que, pendant les six premières années, leur relation n’était pas « sérieuse ». Herta Schneider, la meilleure amie d’Eva, le démentira en 1949 : « Dans l’intimité, il était vraiment gentil. Eva l’aimait beaucoup et il l’aimait aussi. » Dès 1938, d’ailleurs, il pense à protéger l’avenir de la jeune femme de vingt-trois ans sa cadette… Dans un testament olographe, Hitler demande que lui soient versés, à vie, 1 000 marks mensuels. De ce lien simili-conjugal, l’Allemagne ignore tout.
Eva prend de l’assurance, elle peut même manifester son impatience quand les digressions politiques s’éternisent à table…
Le 18 décembre 1939, « The Saturday Evening Post » publie les premières informations sur Eva Braun. Elles sont reprises par « Time », qui écrit : « Une jeune fille bavaroise blonde, nommée Eva Helen Braun, a emménagé fin août dans la résidence officielle de Hitler à Berlin, la grande chancellerie. » Mais, en Allemagne, une censure étanche permet à Hitler de rester l’amant strictement monogame de sa patrie.
Leur vie commune est ritualisée : une semaine par mois. Des soirées toujours identiques qui se terminent par la projection d’un film. Eva prend de l’assurance, elle peut même manifester son impatience quand les digressions politiques s’éternisent à table… On la voit alors froncer les sourcils, demander l’heure. La guerre l’ennuie, elle préférerait qu’on passe aux potins. Hitler lui caresse la main pour la faire patienter. Puis ils se retirent dans leurs deux chambres à l’étage. Christa Schroeder, une des secrétaires, remarque qu’Eva tutoie désormais son demi-dieu.
Quatre ans plus tard, l’heure n’est plus aux triomphes. Mais les sentiments d’Eva n’ont pas varié. Le 19 janvier 1945, en plein siège soviétique, un officier d’ordonnance est surpris de croiser deux femmes élégantes, impeccablement coiffées, dans le couloir de la chancellerie. Dehors, ce ne sont que cadavres et décombres. Mais Eva et sa sœur Gretl, enceinte du SS devenu général, débarquent à Berlin par wagon spécial. A la date du 1er février, Goebbels confie à son journal : « Ma femme est fermement résolue à rester à Berlin. Elle me dit que Mlle Braun a le même point de vue. Elle non plus ne veut pas quitter Berlin, surtout en ces heures critiques. Le Führer a pour elle les mots de la plus grande reconnaissance et de la plus grande admiration. » Alors que Joukov et ses 150 000 hommes ne sont plus qu’à 90 kilomètres, Eva fête son 33e anniversaire dans ce qui sera leur tombeau : deux chambres, un salon, une salle de bains. Elle y fait transporter ses jolis meubles. Les orages d’acier n’arrêtent pas les festivités. Neuf cents avions américains lâchent 2 800 tonnes de bombes sur Berlin, faisant 25 000 morts et 100 000 sans-abri. Sous les gravats, le bunker résiste. Mais l’appartement brûle. Les huit invités se réfugient dans la chambre d’Eva pour sabrer le champagne. Hitler lui ordonne de rentrer à Munich mais, le 7 mars, elle est de retour. Les voies ferrées sont bombardées… elle arrive dans une voiture tout-terrain.
Le 20 avril, le Führer fête ses 56 ans. L’une des secrétaires, Traudl Junge, se souviendra que le bruit des bouchons de champagne couvrait celui des obus de Joukov en train de ravager la capitale. Dans « un vertige désespéré », les couples dansent sur « Les roses rouges », un vieux succès de 1929. Eva confie à Ribbentrop : « S’il considère qu’il faut rester à Berlin, je resterai avec lui. S’il part, je partirai aussi. » A bout de nerfs, Hitler refuse que Morell, son médecin, lui fasse une piqûre, car il redoute qu’on profite de son sommeil pour l’exfiltrer.
« Je veux être un beau cadavre » : ce sera la dernière volonté d’Eva
Quand il apprend que la petite armée fantomatique sur laquelle il compte pour dégager Berlin est clouée sur place, il hurle pendant une demi-heure qu’on le trahit. Eva lui parle « comme à un enfant », il l’embrasse sur la bouche. Elle écrit à Herta : « Ces pages seront les dernières. » Et confie à son amie qu’elle souffre pour son Führer qui « a perdu la foi nazie. Je meurs comme j’ai vécu. Il n’y a là rien de difficile ». Mais elle lui demande de garder la lettre secrète jusqu’à ce que l’annonce de leur mort soit officielle. Au cas où…
Revenu à Berlin le 23 pour « voir son maître une dernière fois », le ministre Albert Speer constate qu’Eva Braun manifeste « une sérénité presque joyeuse ». « Eva est le seul être humain susceptible d’une loyauté ultime jusqu’à l’heure décisive », bougonne Hitler. Leur mariage peut être célébré… En guise de présent, elle recevra des capsules d’acide cyanhydrique (et non de cyanure) testées sur Blondi, le chien préféré. « Je veux être un beau cadavre » : ce sera la dernière volonté d’Eva, confiée à Magda Goebbels qui va empoisonner ses six enfants.
Quand une dépêche de l’agence Reuters, diffusée par la radio anglaise, leur apprend que Himmler a proposé la capitulation sans conditions, Hermann Fegelein, le beau-frère d’Eva, est fusillé sur place. Il avait fait l’erreur d’avoir Himmler pour chef. Et aussi, circonstance aggravante, d’avoir incité Eva à prendre la fuite.
Hitler dicte son testament : « Après avoir pensé pendant les années de combat ne pas pouvoir assumer la responsabilité de contracter un mariage, je suis maintenant résolu, au terme de ma destinée terrestre, à prendre pour épouse la jeune femme qui, après de longues années d’amitié fidèle, s’est rendue de sa propre volonté dans la capitale assiégée pour partager son destin avec le mien. Elle ira avec moi dans la mort, selon mes vœux, en qualité d’épouse. » Ce sera fait dans les règles, dans la nuit du 28 au 29 avril, devant deux témoins, Goebbels et Bormann, et l’officier d’état civil, W. Wagner, le bien nommé.
« Pendant les quatorze années de sa relation intime avec Hitler, Eva Braun a évolué, analyse Heike B. Görtemaker, sa dernière biographe. La jeune fille simple, toujours en retrait, est devenue une femme capricieuse et intraitable, exigeant de tous une fidélité inconditionnelle envers “son” Führer. » Son bonheur sera court. Elle n’a même pas le temps de s’habituer à son nouveau nom et signe machinalement « Eva Braun » sur le registre, avant de se raviser, de biffer, et de tracer fermement « Eva Hitler ». Quelques heures plus tard, elle est morte. Elle a avalé le poison sous les yeux de son mari qui, après l’avoir imitée, se tire de surcroît, par précaution, une balle dans la tempe droite.
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