Le passage de la théorie à la pratique n’est jamais un long fleuve tranquille. Cela ne fait pas exception en ce qui concerne la lutte contre les cancers. Il n’en demeure pas moins que l’immunothérapie alimente beaucoup d’espoirs.
Nous sommes en 2013. Daniel Chen et Ira Mellman, deux chercheurs américains, présentent dans la prestigieuse revue scientifique Immunity, leur modèle baptisé « cycle de l’immunité du cancer ». Ces deux sommités dans le domaine de l’oncologie médicale exposent ainsi la caractérisation des processus biologiques très complexes qui lient système immunitaire et le développement de cancers. Sur le papier, les choses semblent simples : il s’agit d’activer les défenses immunitaires de la personne malade, de façon à ce qu’elle élimine elle-même les cellules cancéreuses. La réflexion sur la façon de rendre le système immunitaire plus performant a commencé il y a une vingtaine d’années, mais il n’en demeure pas moins que leur apport à la recherche est considérable. Le concept d’immunothérapie continue de susciter des espoirs.
Un cycle immunitaire en 7 étapes
Donnant la part belle aux lymphocytes T, le cycle de l’immunité du cancer permettrait au système immunitaire de combattre efficacement le cancer en détruisant les cellules cancéreuses, sans qu’elles aient le temps de proliférer. Mais encore faut-il pour cela que les 7 étapes du cycle soient scrupuleusement respectées. Et c’est là que le bât blesse chez la plupart des personnes développant finalement un cancer. Pourquoi ? En raison du dysfonctionnement d’au moins une des étapes du cycle. « Se référer au cycle pour chaque patient, et identifier à quelle(s) étape(s) se situe la défaillance, pourrait ainsi permettre d’obtenir une régression durable de la maladie », confirme le Dr Daniel Chen, en charge du développement de l’immunothérapie contre le cancer chez Roche en Californie.
De l’immunité à l’immunothérapie
Si le corps humain est un organisme complexe de très haute performance, il n’en reste pas moins une « machine » d’une extrême fragilité. Pour se protéger, il est doté d’un système immunitaire. Imaginez un dispositif de vidéosurveillance et des troupes d’élite qui coopèrent continuellement pour reconnaître et détruire un certain nombre d’agents pathogènes : les bactéries, les virus, mais aussi les cellules cancéreuses.
Le plus souvent, ces dernières sont détectées les cellules cancéreuses en raison d’anomalies génétiques ou de fragments de protéines (appelés antigènes tumoraux). Hélas, toutes ces cellules cancéreuses ne sont pas repérées par l’organisme, et donc, pas combattues. Le système immunitaire n’est pas infaillible !
De nombreuses recherches s’inscrivent aujourd’hui dans une seule et même logique : optimiser les mécanismes de défenses naturelles du corps humain pour détruire tous types de cellules cancéreuses.
Identifier les dysfonctionnements pour réactiver le système immunitaire
Comment expliquer les dysfonctionnements du cycle ? En d’autres termes, comment certaines cellules cancéreuses échappent-elles à la surveillance du système immunitaire et, par conséquent, à son action antitumorale ? Nombreux sont les chercheurs au sein des laboratoires de plusieurs pays, à commencer par ceux du groupe Roche en Californie, à travailler intensivement sur la question.
En étudiant de manière ciblée les différentes étapes du cycle immunitaire du cancer décrit par les docteurs Chen et Mellman pour « localiser » les dysfonctionnements et leurs causes, ils entendent trouver les moyens de réactiver le système immunitaire. En effet, relancer complètement le « cycle protecteur » serait purement et simplement synonyme de coup d’arrêt pour le développement tumoral ! A l’heure actuelle, des traitements agissant à différentes étapes du cycle de l’immunité sont déjà en cours de développement clinique.
Cibler les patients pour qui le traitement sera efficace
Envisager des traitements face au cancer est une chose, évaluer leur efficacité en est une autre. Force est en effet d’observer que les réponses chez les patients sont hétérogènes, décalées dans le temps et de durées très variables. On peut ainsi observer une régression de la tumeur longtemps après le début du traitement. Dans certains cas, la réponse peut même survenir après l’arrêt du traitement. Une des priorités pour les chercheurs est donc, sur la base de biomarqueurs spécifiques de différents types de tumeurs, de cibler les patients dits « répondeurs », à savoir les patients qui tireront bénéfice d’une immunothérapie donnée.
Essai thérapeutique : clé d’accès à l’innovation pour les patients
C’est un fait : la progression des connaissances sur la biologie des tumeurs a logiquement permis d’identifier de nouvelles cibles thérapeutiques et de guider le développement de nouveaux traitements. Autant de molécules qu’il convient de tester afin d’en vérifier l’efficacité, de mesurer les risques et s’assurer de leur pertinence pour les patients. Si bien qu’au final, la poursuite de l’essor de l’immunothérapie nécessite de multiplier des essais thérapeutiques de complexité accrue. Pour rappel, l’essai thérapeutique constitue une étape indispensable et obligatoire à la mise sur le marché d’un nouveau médicament. Par nature et au regard des enjeux, les essais thérapeutiques sont longs (plusieurs années), contraignants sur le plan juridique et réglementaire, mais aussi et surtout coûteux avec des budgets pouvant dépasser le million d’euros.
Les grandes phases d’un essai clinique prennent environ dix ans et coûtent entre un et deux milliards de dollars,
souligne Aurélien Marabelle, directeur clinique du programme d’immunothérapie de l’institut Gustave Roussy et investigateur principal du Département d’innovation thérapeutique et d’essais précoces.
Des contraintes qui ont poussé les chercheurs à imaginer une nouvelle façon, plus rapide et plus souple de tester les médicaments : les essais cliniques adaptatifs. Deux caractéristiques les rendent particulièrement adaptés et efficaces dans l’exploration de nouvelles thérapeutiques telles que les immunothérapies ciblées :
- la priorité au profil génétique qui voit les patients regroupés selon le profil génétique ou moléculaire de leur tumeur et non par type de cancer (poumon, prostate, vessie…).
- la souplesse du dispositif d’évaluation qui autorise des modifications de l’essai pendant son déroulement.
On peut ainsi modifier le design de l’étude en fonction des signaux d’efficacité et de tolérance qui apparaissent au cours de l’essai,
explique Frédéric Fleury, spécialiste des essais cliniques en oncologie chez Roche Pharma France. On comprend mieux pourquoi les essais adaptatifs font aujourd’hui partie intégrante de la recherche clinique mondiale. Comment pourrait-il en être autrement alors qu’ils permettent de gagner plusieurs années sur le développement d’un médicament et donc d’accélérer l’accès à l’innovation thérapeutique pour les patients ?
Selon les chiffres de l’Inserm, le cancer constitue la première cause de mortalité en France, devant les pathologies cardiovasculaires, avec chaque année environ 920 000 personnes traitées, 320 000 nouvellement touchées et 145 000 décès. Autant dire que les travaux scientifiques de ces dernières années laissent espérer des applications ciblées de l’immunothérapie pour la quasi-totalité des cancers.
Le saviez-vous ?
Les essais cliniques adaptatifs sont classés en deux catégories :
- les essais de type Basket (« panier », en français) : il est proposé un traitement unique (une molécule) pour traiter différents types de cancer, qu’il s’agisse des mélanomes, des cancers du poumon, des cancers colorectaux. Les maladies peuvent être traitées par la même approche car elles présentent le même défaut moléculaire ou génétique.
- Les essais de type Umbrella (« parapluie », en français) : ils permettent de tester parallèlement plusieurs molécules en ciblant un type de cancer.
Développée par le groupe pharmaceutique Roche, la plateforme Morpheus mêle le principe des essais Basket à celui des essais Umbrella. Lancée en 2016, elle vise à tester diverses stratégies d’immunothérapie combinatoire, avec différentes molécules dans plusieurs indications.
Une réponse pour tous les cancers ?
Un même agent d’immunothérapie peut conduire à la diminution, voire à la disparition de différents types de tumeurs. C’est du moins ce qu’ont pu observer plusieurs équipes de chercheurs. De quoi renforcer l’idée que les processus biologiques de l’immunothérapie ne sont pas spécifiques d’un ou deux types de cancers, mais qu’ils pourraient se vérifier pour tous les cancers. L’information est cruciale, pour ne pas dire vitale. Elle pourrait se traduire de la manière suivante : quel que soit le type de cancer, il existe une chance de réponse à l’immunothérapie. Il faut malgré tout raison garder, car la restauration d’une immunité anti-tumorale durable chez tous les patients est loin d’être à l’ordre du jour.
Les équipes de recherche entendent augmenter les chances de réponse à l’immunothérapie pour chaque patient. C’est déjà le cas aujourd’hui en ce qui concerne les cancers de la peau et du poumon. « Ce pourrait, demain, être le cas pour les cancers de la vessie, du rein, de la tête et du cou, du sein, du colon, du foie, du cerveau, des ovaires, de la prostate ou encore dans certains lymphomes », veut croire le Dr Daniel Chen. Pour augmenter ces chances, les chercheurs explorent également des pistes qui combinent l’immunothérapie avec d’autres traitements, comme la chimiothérapie.