Il y a quarante ans, en 1979, Salif Keïta et les Ambassadeurs Internationaux enregistraient « Mandjou » à Abidjan. Un titre qui allait changer leur vie, et faire du chanteur une idole.
Photo : Kanté Manfila et Salif Keïta, DR
Nous sommes dans le 18ème arrondissement de Paris, à deux pas de la rue Myrha où les Ambassadeurs logèrent lorsqu’ils donnèrent leurs premiers concerts à Paris. Salif Keïta, de passage dans la capitale française avant de s’envoler pour Addis Abeba où il doit jouer devant un parterre de chefs d’État, fait le tour des médias pour parler de son dernier album, Un Autre Blanc. Le titre qui en fait l’ouverture, « Were Were », est un hommage aux grandes figures qui, de Nkrumah à Mandela, en passant par Sankara et Lumumba, ont indiqué le chemin à suivre. La plupart ont été trahis.
« On ne doit pas les oublier ces gens, et avec le temps qui passe, on se rend compte qu’ils avaient raison. Regarde les Africains qui se font tuer sur la route, dans les océans, pour aller en Europe : si ces gens on les avait écoutés, on aurait aujourd’hui un continent qui se suffirait à lui-même, et on aurait pas perdu tous ces enfants… »
Les grandes figures de l’histoire africaine, Salif en a côtoyé plus d’une. À commencer par le Guinéen Sékou Touré, auquel il a rendu hommage dans un titre devenu culte, « Mandjou ». La conversation roule naturellement sur la chanson, dont l’histoire commence à s’écrire dès 1974.
Un an plus tôt, Salif Keïta a quitté le célèbre Rail Band du Buffet de la Gare de Bamako pour rejoindre le groupe rival, les Ambassadeurs, basés au Motel de Bamako. Le groupe, dirigé de main de maître par le guitariste Kanté Manfila, jouit du parrainage de Tiekoro Bakayoko, puissant responsable de la sécurité au sein du régime de Moussa Traoré. Le Motel est son fief, et ce passionné de musique protège jalousement les Ambassadeurs ainsi baptisés car plusieurs des musiciens sont issus des pays voisins.
Salif Keïta y impose déjà son timbre de voix unique et sa présence scénique. C’est alors, en 1974, que le président Guinéen Sékou Touré vient en visite officielle au Mali. Les Ambassadeurs sont chargés d’animer la soirée donnée en son honneur. Sékou Touré, mélomane averti dont la politique culturelle d’authenticité a largement influencé celle du Mali, est impressionné par le groupe et son chanteur : « Il a tout de suite deviné qui j’étais, que j’avais besoin d’amour, de soutien… », se souvient Salif. Le président guinéen indique aux autorités maliennes qu’il veut faire venir les Ambassadeurs à Conakry. Deux ans plus tard, en 1976, Salif Keïta débarque avec le groupe dans la capitale guinéenne. Le chanteur est choyé, honoré, et décoré de l’ordre national du mérite : « Il m’a bien traité, il m’a dit que je pouvais compter sur moi-même, et que j’avais de la valeur. Mon envie c’était de lui donner une réponse, lui prouver que j’étais content de ce qu’il avait fait pour moi. »
À son retour à Bamako, Salif commence donc à réfléchir à une chanson pour remercier Sékou Touré. Au Mali, le climat politique et social se dégrade, et début 1978, Tiekoro Bakayoko, le « parrain » du Motel et protecteur du groupe est arrêté. Le groupe prend peur. Les choses se gâtent quand le régime délègue un autre patron pour remplacer Bakayoko au Motel. Six des membres du groupe refusent, et décident, pour ne pas avoir à subir les foudres du régime, de quitter Bamako dans la nuit. Ils font bien, car ils viennent d’être dénoncés aux autorités.
« On a décidé le soir et le lendemain vers 4 h 30 on a fui… On est arrivés à la frontière, et le gendarme-chef de poste était notre ami. Il nous a vus fatigués, alors il est parti acheter de la viande. Alors qu’on mangeait, on l’a appelé au téléphone pour lui dire que, s’il nous voyait passer, il fallait nous arrêter. Mais comme c’était notre ami, il a dit qu’on était déjà passés et qu’il ne pouvait plus rien faire. On était en train de manger la viande avec lui. Sans lui, on aurait fini au trou. »
Avec Salif Keïta et Kanté Manfila, six autres Ambassadeurs sont du voyage. Ils entrent en Côte d’Ivoire le 4 août 1978. Leurs débuts à Abidjan allaient s’avérer difficiles, rappelle le chanteur : « On a eu des problèmes d’insertion là-bas, parce qu’on était pas habitués comme d’autres orchestres à faire les baptêmes, etc. On jouait dans un club à Abobo Gare, l’Agneby bar, mais à chaque fois qu’on jouait il faillait louer les instruments, et on se partageait le peu d’argent qu’il restait. C’est avec « Mandjou » qu’on a vu le ciel bleu. »
Ce titre, les Ambassadeurs l’enregistrent presque clandestinement grâce à la complicité de Moussa Komara, technicien à la radio nationale (RTI). Le soir, alors qu’il n’en a pas le droit, il fait pénétrer les Ambassadeurs dans le studio et, en quelques heures, ils enregistrent cinq titres de toute beauté, dont le magnifique « Mandjou ».
« Mandjou », c’est l’un des noms honorifiques de la famille Touré : celle de Sékou Touré, mais aussi celle de son aïeul, le fameux Almamy Samory Touré, farouche résistant à la colonisation française auquel le Bembeya Jazz a rendu hommage dans son cultissime Regard sur le passé. Dans la pure tradition des chants de louange qu’entonnent les griots, Salif chante :
Mandjou, ne pleure pas
Fils d’Alpha Touré, ne pleure pas
Mandjou, ne pleure pas
Fils d’Aminata Fadiga, ne pleure pas
Mandjou, ne pleure pas
Père d’Aminata le jeune, ne pleure pas
Le temps de pleurer n’est pas venu
Que Dieu te couvre d’or, Mandjou
Longtemps après, en 2006, Salif expliquait : « En Occident on a traité Sékou Touré de dictateur, mais il a été obligé d’être dictateur, parce qu’il a voulu voler de ses propres ailes : il a dit non au Général de Gaulle, je veux bien être votre ami, mais je veux voler de mes propres ailes, je veux pas faire rêver mon peuple avec une modernité qu’on n’a pas, on va tracer notre chemin pour pouvoir être ce que nous voulons être après. On lui a fermé toutes les portes, et tout le monde lui a tourné le dos. »
Les Guinéens le savent bien, mais certains auront une appréciation différente, ayant vécu les dérives autoritaires du régime (et pour certains, le sinistre Camp Boiro). Mais il n’en reste pas moins qu’à l’extérieur, Sékou Touré est resté un symbole, celui d’une Afrique qui préfère « la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage » et c’est cela que Salif Keïta retient, comme à l’époque les étudiants ivoiriens qui ne peuvent retenir leur enthousiasme lors du concert (enregistré) que le Bembeya Jazz donna à l’université d’Abidjan, interprétant leur fameux Regard sur le passé.
Mais revenons en 1979. À la sortie du studio, Kanté Manfila prend les bandes pour aller faire le mastering à Cotonou. Là-bas, plusieurs producteurs lui font des propositions.
« Je m’en souviendrai toujours, dit Salif : le 4 août 1978, on entrait en Côte d’Ivoire, et le 4 août 1979, grâce à ‘Mandjou’ on achetait nos instruments ». L’album Mandjou des Ambassadeurs désormais « Internationaux » sortira bientôt en Côte d’Ivoire, faisant basculer la vie des musiciens et propulsant Salif vers les sommets, dont il n’est jamais redescendu.