Sous-marin allemand modèle UC, capturé en 1916 (Bibliothèque du Congrès).
L’histoire de la rumeur occupe une place croissante pour permettre de comprendre les sociétés. Longtemps la méfiance méthodologique a prévalu, car la rumeur semblait être l’antithèse de la source historique. Difficile à recouper – et donc difficilement authentifiable – la rumeur défie la critique traditionnelle des sources vues par l’historien. Plusieurs travaux ont pourtant entrepris de s’affronter à la question de la rumeur. L’anthropologie et les techniques de l’histoire sociale sont venues renforcer la « boîte à outil » de l’historien pour mieux déconstruire la rumeur comme source, et ainsi en permettre l’exploitation.
Entre le 10 et le 12 avril 1918, a couru la rumeur que Conakry était la cible d’un sous-marin allemand. La Première guerre mondiale atteindrait l’AOF par les flots ! L’Afrique coloniale serait la victime de l’agression allemande. Si la Guinée n’a pas connu d’affrontements directs, il convient de rappeler que les combats de la Première guerre mondiale ont commencé en Afrique dès 1914, et que des combats ont eu lieu en AOF au Togo dès les premiers mois de guerre. Cette rumeur du sous-marin allemand à Conakry est notamment connue par une source religieuse : le diaire de la mission spiritaine de Boffa. Le 12 avril 1918, dans un ton patriotique qui résonne des échos de la Première guerre mondiale, le Père spiritain de Boffa consigne dans une rumeur persistante depuis quelques jours :
« On dit de nouveau nos mers hantées par les sous-marins boches. Il paraît que Conakry n’illumine plus la nuit mais que quelques écervelés se permettent encore des fêtes. Malgré la détresse générale, les Boches se noieront dans l’Océan de leurs ignominies ; les fêtards à leur tour seront cloués au pilori de l’opinion publique indignée. On dit que la réception de notre député nègre, Diagne, a fait fiasco à Conakry. On dit qu’il y aura un enrôlement général des nègres et des blancs. On dit ! Mais que ne dit-on pas. Dieu bénisse la France et ses armées. »
Comment comprendre cette histoire de sous-marin allemand, qui est au cœur de la rumeur de l’arrivée de la guerre en Guinée ? L’auteur est lui-même conscient des limites comme du poids de la rumeur, en même temps qu’il la consigne sans réellement savoir départir le vrai du faux (« On dit ! Mais que ne dit-on pas »).
Un premier indice est donné par la mention au député Blaise Diagne. Ce dernier, premier élu Africain à l’Assemblée nationale, a été nommé en 1918 par Clemenceau « Commissaire de la République dans l’Ouest africain » pour procéder à une tournée de recrutement de soldats africains pour renforcer les rangs de l’armée française – après les échecs des campagnes de recrutements forcés de 1915-1916 à travers l’AOF et après l’hémorragie du Chemin des Dames en 1917. Dans cette mission à travers l’AOF au printemps 1918, Blaise Diagne se présente à Conakry le 9 avril 1918. Son arrivée (décrite dans un précédent article « frères contre frères ») est savamment mise en scène par l’administration coloniale. Elle met au jour les tensions entre deux courants contraires au sein des colonisateurs : la hiérarchie administrative, qui célèbre la venue d’un élu africain de la République et organise une réception maçonnique en son honneur au temple de Conakry, et la hiérarchie ecclésiastique qui ne cache pas son hostilité aux partisans de la République laïque à cette occasion. Le fait que la rumeur soit colportée et consignée par un Spiritain, d’une part, et, d’autre part, qu’elle soit associé à la venue de Blaise Diagne, n’est pas un hasard : vu des religieux, Diagne, dans sa mission de recrutement, est un oiseau de mauvais augure qui vient perturber la vie en Guinée coloniale. Il est à leurs yeux porteur de désordre et de troubles (évidemment vu des colonisateurs et non des colonisés). Avec la rumeur du sous-marin allemand, la hiérarchie ecclésiastique est finalement prise entre deux feux contraires (sans mauvais jeu de mots) : d’une part, sa profession de foi patriotique anti-germanique (« les Boches se noieront dans l’Océan de leurs ignominies (…) Dieu bénisse la France et ses armées ») ; de l’autre, son hostilité à la République laïque incarnée par Diagne. Si les positions des autorités ecclésiastiques de Conakry envers Diagne sont évidentes et publiques, celles du Spiritain de Boffa sont plus délicates à cerner ; son patriotisme très 14-18 ne laisse en revanche aucun doute et constitue le principal ressort sur lequel agit le stimulus de la rumeur. Sans doute ce paradoxe constitue-t-il la raison spécifique de la consignation de cette rumeur par un religieux dans le contexte des tensions intra-coloniales de la visite du 9 avril 1918.
Deuxièmement, si Boffa est éloigné de Conakry, elle n’en est pas moins à l’embouchure d’une passe maritime qui donne sur le littoral Atlantique. À Boffa comme à Conakry est partagé le sentiment de vulnérabilité face à une attaque maritime. L’éloignement géographique provoque une diffusion par écho, par rumeur, de la peur urbaine tracée dans le sillage de Blaise Diagne. Le caractère submersible du sous-marin rend la menace d’autant insidieuse et propice à la rumeur que cette arme a vocation à être invisible, sous les flots, pour frapper de manière inattendue.
Troisièmement, la rumeur se fonde en réalité sur un événement précis. Le contexte de la visite de Blaise Diagne accélère la diffusion d’une peur venue… de la République du Liberia. Le 10 avril 1918, un sous-marin allemand pénètre dans le port de Monrovia et coule le voilier qui constitue l’unique navire de la marine libérienne, et bombarde la ville pour neutraliser son système de communication (radio et télégraphe). Son attaque provoque quelques morts parmi la population civile (le chiffre de 4 a été avancé). Le sous-marin s’enfuit à l’approche d’un navire britannique appelé à la rescousse de Monrovia. C’est en réalité le télescopage entre cet événement et « l’arrivée » de la guerre en Guinée en la personne de Blaise Diagne qui forme la rumeur d’un sous-marin allemand qui menace Conakry entre le 10 et le 12 avril 1918. L’opinion publique urbaine de Conakry s’est approprié cette information et a cristallisé ses peurs à travers la circulation de cette rumeur.
Quatrièmement, il convient enfin de mesurer les limites (immédiates et contemporaines) de cette rumeur. Celles-ci sont prises en compte par le Spiritain de Boffa – quelque peu à son insu à y regarder de plus près. L’administration coloniale et les autorités urbaines de Conakry ont pris des mesures de défense passive : les lumières municipales ont été éteintes (« Conakry n’illumine plus la nuit »). Toutefois, certains habitants de Conakry n’hésitent pas à défier ce couvre-feu et suscitent le mépris du Spiritain (« quelques écervelés se permettent encore des fêtes »). La rigueur patriotique qui se devine sous sa plume (« Les fêtards à leur tour seront cloué au pilori de l’opinion publique indignée ») en dit en réalité plus sur ses sentiments personnels que sur ceux de la population de Conakry. Force est de constater que la peur n’est pas nécessairement un sentiment aussi hégémonique que le laisse imaginer le poids de la rumeur. L’indifférence face à une guerre de Blancs a pu largement prédominer au seins des Guinées et Guinéennes.
C’est précisément la question de la réception de la rumeur qui doit être questionnée. Par-delà les peurs et sentiments de ceux qui ont laissé des traces – et ont projeté leurs propres peurs sur le papier –, quels ont été les réels impacts de cette rumeur sur la population guinéenne ? Ce point est, finalement, le plus difficile à discerner. En revanche, une telle histoire permet d’appréhender l’un des mille et un fils qui ont tressé la fabrication de l’opinion publique à Conakry et en Guinée littorale, au début du XXesiècle.