- 16 MARS 2020
- PAR ALIMOU DIALLO
- BLOG : LE BLOG DE ALIMOU DIALLO
«Il s’agit d’une bêtise intellectuelle et ethnique», asséna Domani Doré en 2019; «c’est plutôt un acte délictueux », accusa Oumar Deen Keïta; « Tierno nous a trahis !», réprimanda enfin S. Dembélé (2020). Voici la sentence que nos trois juges du Tribunal ethnique réservèrent à un « intellectuel spécifique », Tierno Monénembo, lors d’un procès à relent démagogique, auréolé d’une théâtralité médiatico-judiciaire sur la Toile. Depuis près de 40 ans, c’est sous ces prismes qu’une catégorie de pseudo-intellectuels guinéens jugent les critiques que Tierno Monénembo adresse sans cesse à ceux qui, en tant que chargés de la gestion de l’État, « répriment des Guinéens et pillent les ressources publiques » (Monénembo, 2019). En réalité, de quelle trahison parle-t-on ? De quel acte délictueux s’agit-il ? Et enfin, quelle « bêtise intellectuelle » et « ethnique » que Tierno aurait-il commise pour mériter un tel jugement ?
Lorsqu’en 2019 Mon-énembo dénonça les exactions commises par les sbires d’Alpha Condé, le traitant de « fou sanguinaire », après qu’il eût réalisé une belle autopsie des exactions policières dont sont victimes depuis 2012 les habitants de certains quartiers de la capitale, Domani Doré, ancien ministre des Sports et de la Culture et actuellement pièce maitresse d’une présidence à vie pour Alpha Condé, s’insurgea en juin 2019 puis en janvier 2020 pour qualifier cette dénonciation de « bêtise intellectuelle », en écrivant que Tierno « était heureusement une fois, un célèbre intellectuel (…) », mais il serait désormais l’incarnation de « la bêtise humaine.» Le seul crime qu’il aurait commis pour mériter un tel jugement de valeur de la part de la fille dorée ministre c’est d’avoir dénoncé les exactions du prince. En janvier 2019, un autre, Deen Keïta, « intellectuel proche du pouvoir », criminalise cette dénonciation et demande à ce que l’on « ostracise » Tierno Monénémbo. Et très récemment, un autre analyste qui se présente comme étant un consultant charge d’études auprès de l’Observatoire français de Drogue et de Toxicomanie, l’accusa de trahison envers une certaine jeunesse qui l’avait tant adulé; parce qu’il se serait dévié de sa mission originelle pour emprunter une «dérive communautariste » qui l’a amené depuis 2007 à faire des prises de positions «partielles» et «tendancieuses»; alors que, selon notre consultant de pouvoir, les «convulsions socio-politiques du pays commandent de la lucidité, de l’apaisement et de la hauteur de vue.» En gros, pour que règne la paix en Guinée, Tierno doit se taire et arrêter de dénoncer les exactions de l’État, sinon il commettrait un acte de trahison envers la jeunesse.
Jugé par un tel tribunal ethnicisé, l’accusé garda le silence et décida de ne pas répondre aux juges 2.0 en quête de notoriété. Adoptée à l’unanimité par le tribunal ethniciste, la sentence rendue par nos trois juges part d’un postulat fondé historiquement sur une fausse conviction très rependue dans certains milieux élitistes de la post-colonie, mais aussi sur une stratégie rhétorique très diffuse au sein de certains milieux mafieux de la plume en Guinée: il s’agit d’une part de la criminalisation du corps de ceux et celles qui dénoncent les crimes de masse commis par l’État et, de l’autre, de l’éthnicisation de la parole publique de tous ceux qui s’hasardent à les dénoncer intellectuellement. L’objectif ultime d’un tel procès d’intention et de rigole, porté par une frange de pseudo-intellectuels, vise non seulement à diaboliser et à banaliser des intellectuels critiques, mais aussi à discréditer toutes les voix discordantes ou dissidentes dans la République. Cette mission commandée est malheureusement assurée de nos jours par des intellectuels de gouvernement qu’incarnent les figures du « faux-expert » en quête de marchés publics, celle du « pseudo-intellectuel » en quête de légitimité scientifique et sociale et enfin celle du « responsable politique » en mal de suffrages. Ces figures jouent au « mercenariat de de la plume » pour pourfendre les « intellectuels spécifiques » comme Tierno Monénémbo (TMNB). Déconstruisons le fondement intellectuel et historique d’un tel procès en l’inscrivant dans la trajectoire de la formation de notre champ intellectuel, mais aussi en l’analysant au prisme des rapports entre le savant et le politique, pour déterminer le rôle que jouent certains intellectuels dans la défense du système répressif institué par l’État guinéen !
« Monénembo parle de trop et s’il se taisait pour que vive la République.»
Le titre de cette partie reprend intégralement le titre du pamphlet publié en octobre 2019 par M. Keïta Deen sur son blog personnel, puis repris par certains médias mainstreams. Au-delà de l’injonction que son auteur adresse à Monénembo en l’intimant l’ordre de se taire, ce pamphlet soulève une question pertinente en science politique, celle du rapport que le savant doit entretenir à la parole publique dans une République ; c’est-à-dire celle du statut de la parole d’un intellectuel et de son rôle dans la cité. Doit-il prendre la parole à tout moment pour dénoncer les exactions de l’État ou bien doit-il se taire pour que vivent les exactions au sein de la République ? Doit-il adopter une attitude neutre face à la discrimination et à l’injustice qui touchent une partie de citoyens de la République ? C’est un débat très intéressant en sciences sociales dont je vous ferai l’économie ici. Néanmoins, je me tâcherai de rappeler certaines positions, à chaque fois que cela me semble être nécessaire à la compréhension du cas guinéen.
On reproche à Tierno de trop parler ! Pourquoi ? Parce que sa parole a un statut universel et ressemble à une arme de destruction massive, qui détruirait la République si elle est dirigée contre le pouvoir politique de ceux qui l’incarnent officiellement. Les juges de ce tribunal, des intellectuels de gouvernement, occupent au sein de cette même «République d’oppresseurs» des positions relevant à la fois du champ politique, du champ journalistique, du champ académique, du champ de la blogosphère et du champ de la société dite civile et militante. Certains d’entre eux étant moins visibles sur la Toile que d’autres, ces mercenaires de la plume se constituent en communauté d’épistémès, en se donnant pour but d’ériger de cordons mentaux visant à protéger les oppresseurs de la République de toutes attaques extérieurs en utilisant deux répertoires d’action : la passivité (ne pas dénoncer les exactions de l’État en se cachant derrière une neutralité factice) et l’activité intellectuelle (en accusant ceux qui dénoncent les violences d’être les responsables de la détérioration de la paix sociale en Guinée). Au lieu et place des véritables responsables de cette détérioration, ils opèrent un déplacement subtil de la charge de responsabilité en portant celle-ci à l’actif des intellectuels qui osent dénoncer les exactions. Lorsqu’ils sont accusés de neutralité et de complicité, ils crient à l’accusation gratuite, mais lorsque des intellectuels spécifiques écrivent pour dénoncer ces exactions, ils sont prompts à dégainer leurs plumes pour y répondre à la place des oppresseurs.
C’est ainsi qu’émerge deux grandes catégories d’intellectuels en Guinée, pour reprendre la classification de Gérard Noiriel : celle « d’intellectuels de gouvernement » qui s’érigent en défenseurs des gouvernants et celle « d’intellectuels spécifiques » qui, selon Foucault et Noiriel, disent «la vérité au pouvoir au nom des opprimés.» (Noiriel, 2005, p.17). En tant que « fils maudits de la République », comme les désigne Noiriel, les intellectuels de gouvernement comme Keïta, Dembélé et Doré sont ceux qui sont du côté des oppresseurs, tandis que les « fils bénis de la République » sont les « intellectuels spécifiques » qui défendent toujours la cause des opprimés en dénonçant les abus de pouvoir venant de nos gouvernants. Dans la mesure où les objectifs et les finalités ne sont pas les mêmes, vous conviendrez avec moi qu’une « guerre de plumes » est inéluctable entre ces deux catégories d’intellectuels. Celle-ci ressemblerait à une bataille par procuration et par interposition, durant laquelle chaque catégorie recrute les meilleurs mercenaires de la plume. Mais là où les intellectuels de gouvernement défendent des personnes à coup d’espèces sonnantes et trébuchantes, dérobées parfois dans les caisses de l’État, les « intellectuels spécifiques », quant à eux, défendent des causes sans forcément attendre en retour aucune rétribution matérielle de la part des opprimés. Cependant, comme nous le verrons, il y a des intellectuels qui circulent d’une catégorie à l’autre, au gré du contexte sociopolitiques du pays. On les appellera les « intellectuels ambigus » (consultant, faux experts, journalistes, imams, prêtres, pasteurs, sages, etc.) qui joue à l’équilibrisme entre les opprimés et les oppresseurs, en les renvoyant dos-à-dos, pour montrer aux parties du conflit qu’ils sont neutres, alors qu’il s’agit tout simplement d’une forme de complicité tacite avec les oppresseurs. Ces deux catégories d’intellectuels (intellectuels de gouvernement et intellectuels ambigus) confondent le plus souvent les intérêts de la République à ceux des détenteurs du pouvoir, comme l’atteste ce passage :
« Tierno doit éviter une fixation haineuse contre la Guinée.» (voir l’article de Deen Keïta du 10 décembre 2019).
« Fixation haineuse contre la Guinée » ! De quelle Guinée parle-t-il ? Celle où les opprimés n’ont aucune place, c’est-à-dire celle qui est devenue la propriété des oppresseurs qui l’auraient achetée à vie, celle qu’ils veulent garder éternellement en s’éternisant au pouvoir par tous les moyens répressifs, afin de continuer à piller les ressources publiques et à appauvrir encore les citoyens ? De ce point de vue, toute personne qui s’opposerait à cette ambition hégémonique devient de facto un délinquant qu’il faille « ostraciser » de la République en lui interdisant la parole publique, comme le suggère Deen : « Tierno dérange, il énerve (…), il faut l’ostraciser », c’est-à-dire le stigmatiser, le bannir et le mettre à l’écart par tous les moyens. Voici l’un des projets intellectuels de ces mercenaires de la plume : détruire l’aura nationale de Tierno et son idolâtrie (au sens littéraire du terme), en faisant croire qu’il n’est plus l’idole d’antan. Par contre, « Attention (,) Baidy Aribot est tout sauf un ethno !», titra le 03 mars 2020 une tribune venant de ce même « intellectuel maudit de la République » (Noiriel, 2005), en l’occurrence Deen Keïta. En jouant à l’avocat de l’un des hommes les plus puissants du système répressif de cette République, décrite supra, le juge Deen prétend qu’en revendiquant le pouvoir pour son ethnie, le gouverneur de la Banque centrale de la République n’est pas condamnable parce qu’il est loin d’être un ethno. Lorsqu’un gouverneur de la BCRG, qui est à la tête de la plus grande institution économique et financière de la République, revendique le pouvoir républicain pour une communauté cela ne relève pas, selon ce mercenaire de la plume, du communautarisme ni de l’ethnostratégie ; par contre, lorsque Tierno dénonce la répression sur laquelle ces acteurs fondent leur domination il est aussitôt taxé d’ethno par ces mercenaires de la plume, et est très vite convoqué devant le tribunal ethnique des oppresseurs et de leurs soutiens. Dans l’acception de ces « intellectuels de gouvernement », est communautariste toute personne qui dénonce les violences étatiques orientées, et est républicain toute personne qui revendique le pouvoir républicain au nom de sa communauté au lieu et place de sa citoyenneté. Tout intellectuel qui redirige sa plume contre les violences du Léviathan (Hobbes,1651) se voit directement accusé de trahison et d’être sorti du champ de la neutralité qu’il est censé observer, en tant que sage de la plume, car celle-ci se doit plutôt d’être redirigée contre les questions dites « apolitiques ». Pour que vive la République dans la répression, dans la pauvreté et dans les détournements de deniers publics, ce mercenaire de la plume suggère à Tierno de se taire pour devenir leur complice tacite, et à laisser les opprimés subir le sort que leur réserve le système barbaresque auquel ils appartiennent et soutiennent.
« L’idole a trahi la jeunesse guinéenne »
Revenons à la récente lettre adressée à l’accusé par notre sociologue se disant spécialiste en criminalité et en banditisme, le Sir Dembélé, « fondateur d’un nouveau cabinet d’études » en Guinée. Après avoir reconnu les qualités intellectuelles de Monénémbo, l’auteur de cette lettre, intitulée « L’idole nous a trahis ! », l’accuse frontalement d’être communautariste et ethnocentriste. Au-delà de son style graphique, ce qui étonne dans cette lettre qui ressemble à un acte d’accusation émis par un tribunal notifiant à un accusé la perpétration d’une infraction de trahison envers la « jeunesse guinéenne », ce ne sont nullement pas les charges que l’auteur de cette lettre fait peser sur l’accusé, mais c’est plutôt les arguments qu’il avance pour les justifier qui m’interpellent. L’accusation est soutenue par deux grands arguments essentiels. Dans cet acte d’accusation, les critiques que Tierno adresse aux gouvernants y sont qualifiées par notre honorable Dembélé de « trahison envers la jeunesse ». Il fit une confusion rhétorique malicieuse entre tenants du pouvoir et « jeunesses guinéenne ». Dénoncer donc les oppresseurs du pouvoir devient ainsi un délit de trahison envers la jeunesse. Quel raisonnement burlesque ! Comme vous avez refusé de vous taire, cher Tierno, « désormais, vous faites partie du problème de ce pays », dixit notre consultant, S. Dembélé. L’intellectuel qui parle et qui dénonce les exactions est aussitôt construit par ces mercenaires de la plume comme un problème public, parce qu’en les dénonçant il fragiliserait le tissu social du pays. Soudainement, ils deviennent des défenseurs de la quiétude sociale, des garants de la paix et des gardiens de la République, qui redirigent leurs plumes vers ceux qui critiquent les exactions commises par les hommes qu’ils protègent. Quelle dextérité ambivalente ! Second grand argument avancé par notre lettrier politique de Sa Majesté, Dembélé, consista à trouver à la « dérive communautariste (…) de Tierno » une généalogie et un début : il s’agit de 2007. Pour lui, ce n’est qu’en 2007 que Tierno commença sa dérive ethnocentriste, date à laquelle il critiqua pour la première fois notre « grand PM, Lansana Kouyaté ». Pour lui, toutes les critiques anté-2007 qu’adressa Tierno régulièrement aux autres gouvernants avant-Kouyaté n’étaient donc pas des critiques communautaristes. Par contre, selon lui, celle qui visa le PM Kouyaté en 2007 en est une. Un «intellectuel-peul» n’aurait-il plus le droit de critiquer la gestion d’un « homme politique malinké» dans notre République ? Je trouve cet argument aberrant, venant de notre consultant politique ! Entre 1958 et 2007, les régimes politiques changèrent, les hommes politiques aussi, mais Tierno, lui, critique et dénonce toujours les dérives autoritaires, et ce depuis 1979 avec son premier roman Les Crapauds-brousses, dans lequel il dénonça le pouvoir de «Sâ Matraq »(Sékou Touré). Il dénonça ensuite les dérives de tous les successeurs de ce dernier. Pourtant l’ancien étudiant qui se sentait opprimé par Lansana Conté et qui accueillit Tierno en héro dans son université en 1990 dit avoir été déçu de la « dérive communautariste » que Tierno aurait entreprise depuis 2007. L’étudiant Dembélé a fini ses études, et est même allé en France pour les y poursuivre, et est devenu actuellement « consultant de pouvoir »; tandis que Tierno, lui, a refusé entre 1980 et 2015 plus de 10 postes ministériels. Entre un Tierno qui continue de défendre les opprimés et l’ancien jeune étudiant qui, réprimé par Lansana Conté, Tierno défendit, refuse aujourd’hui à son tour de condamner les exactions d’Alpha Condé sur ses concitoyens, lequel de deux aurait trahi la jeunesse guinéenne ? Le consultant de pourvoir ou l’intellectuel spécifique ?
Ce type de procès que l’on fait souvent à Tierno et à d’autres intellectuels comme lui s’inscrit dans une histoire assez longue, et n’est pas non plus la particularité de la société guinéenne.
Un procès fabuleux : Tierno, un militant politique déguisé en intellectuel ?
L’autre charge retenue par les juges du Tribunal ethnique contre Tierno Monénembo, réside dans l’infraction dite de « militant de l’UFDG déguisé en intellectuel ». Ils lui intimèrent l’ordre de se taire face aux exactions, il refusa d’obtempérer ; ils lui accusèrent ensuite de trahison, il les ignora en plaidant le silence ; ils cherchent désormais à le coller sur la peau la marque de militant de l’UFDG pour discréditer sa parole publique en insinuant que son discours est celui d’un parti politique et non celui d’un intellectuel qui défend des opprimés. Ces mercenaires de plume sont des acteurs transnationaux qui défendent aussi la mafia de dictateurs africains, c’est le cas lorsque la fille dorée d’argent public écrivit : « Oui ! vous détenez le trophée de la bêtise à force d’user de votre plume pour tomber au plus bas de l’échelle réduit à manquer de respect à un Chef d’État d’un pays frère et ami comme celui de la République malienne, au nom d’une haine déguisée en militantisme de bas étage.»
Le cas de Monénembo me rappelle celui de l’intellectuel camerounais, mon ami Achille Mbembé qui, lorsqu’il écrivit en octobre 2018 la tribune « Paul Biya ne tient que par la violence et les Prébendes », subit des diatribes de mercenaires de la plume du gouvernement camerounais qui l’accusèrent d’être membre de l’opposition anglophone. C’est une stratégie rhétorique qui vise à disqualifier la parole de certains intellectuels spécifiques en Afrique ou ailleurs. Mais cette pratique remonte à la période coloniale. En effet, dès la sortie des premières promotions d’intellectuels formés dans les écoles et lycées coloniaux en Guinée, à Dakar (William Ponty) et en France, dont le but était de perpétuer le système répressif de l’empire colonial, deux figures d’intellectuels naquirent et s’opposèrent. Il s’agit d’abord d’« intellectuels-coloniaux» qui, en s’opposant aux intellectuels coraniques et bibliques qu’ils qualifièrent de conservateurs et d’hommes archaïques, devinrent les auxiliaires du colon pour donner des cautions morales et des justifications scientifiques à la répression de l’administration coloniale au niveau local. Émergea ensuite la figure d’« intellectuel-révolutionnaire » que l’on qualifiait de « dissidents » et d’ennemis de l’Empire colonial français, parce qu’ils auraient trahi les missions pour lesquelles ils eurent été formés, en s’opposant à la répression de l’État colonial tout en étant du côté des sujets opprimés. L’une soutenant les oppresseurs de ses frères et l’autre soutenant ses frères opprimés, ces deux figures (« l’intellectuel colonial » et « l’intellectuel révolutionnaire ») s’affrontèrent violemment par la voie d’éditions et de publications dans des revues militantes et scientifiques, notamment dans la Revue Monde noir fondée en 1931 par René Maran et ses amis et dans la revue « Présence africaine » fondée en 1947 par Alioune Diop (1910-1980). Il suffit de lire les premiers numéros que certains Guinéens ou certains africanistes y publièrent pour s’en rendre compte de la tension autour du procès de la colonisation et autour de la technologie répressive de l’État colonial envers les Africains. À partir des indépendances, les intellectuels révolutionnaires prirent la place des administrateurs coloniaux et celle de certains intellectuels coloniaux, en investissant les appareils politiques et gouvernementaux. Mais très vite, une catégorie de l’élite révolutionnaire devint pire que les anciens colons, car ils mirent en place des grands centres d’enfermement massif de population, en y torturant les oppositions internes et externes et en y assassinant une partie de l’élite qui s’y opposa. Très vite s’installa une désillusion totale dans la tête de certains intellectuels révolutionnaires comme Camara Laye qui eût dénoncé le système colonial avec son livre le Regard d’un Roi publié en 1954, et qui fut nommé par la suite, après l’indépendance, ambassadeur de la Guinée au Ghana… On connait la suite de son parcours. Déçu de ses anciens amis révolutionnaires, parce que lui-même fut l’une de leurs victimes, il renonça aussitôt à son statut d’intellectuel de gouvernement en démissionnant de toute fonction officielle au sein de l’État pour endosser celui d’un intellectuel spécifique, c’est-à-dire en consacrant sa plume à la critique des dérives du pouvoir sans jamais y participer. Il écrivit ainsi en 1966 Dramouss dans lequel il peint le système répressif de « Big Brut » à travers le personnage de Fatoman. Beaucoup d’historiens pensent que c’est à cette date que naquit en Guinée la figure d’intellectuel spécifique. Vint ensuite la génération de Tierno Monénembo qui, depuis la fin de ses études, refusa de s’associer à tous les régimes politiques successifs pour se consacrer à la critique politique et littéraire du pouvoir. Il prit cette décision après avoir fait un constat saisissant en 1979: « Eux [les intellectuels révolutionnaires] qui auraient dû être la Solution, ils ne l’étaient en rien. C’était plutôt eux, le problème, à la lumière de la vérité.» Notre consultant Dembélé déconnecte de son contexte de production cette maxime devenue très populaire à travers le monde pour qualifier Tierno d’être un intellectuel qui aurait trahi la Guinée à cause de ses critiques envers le pouvoir. C’est une simple malhonnêteté intellectuelle de la part de notre lettrier Dembélé.
Notre consultant accuse Tierno d’avoir pris une position « partielle » et « tendancieuse » contre les détenteurs du pouvoir. Cher Sayon, consultant de gouvernement, intellectuel ambigüe, génie en prises de positions équilibristes, j’aimerais vous informer qu’un intellectuel spécifique prend, dans une situation d’injustice, une position claire, précise et concise, sans aucune ambigüité. Un intellectuel spécifique dirige essentiellement sa plume contre ceux qui gouvernent et non pas contre ceux qui aspirent à gouverner. Sortez-moi une seule critique que Tierno aurait adressée à Alpha Condé durant ses 40 années passées dans l’opposition ! Vous n’en trouverez aucune. Alpha Condé a plutôt profité des critiques que Tierno adressa à ses prédécesseurs (Touré, Conté, Dadis, etc.). Pour être cohérent dans sa démarche d’intellectuel spécifique, Tierno refusa et refuse encore de s’associer et de manger « avec ceux qui mangent l’Afrique », a-t-il répondu en 2017 à François Hollande qui l’invita à un dîner à l’Élysée, où Alpha Condé était lui aussi convié. Et récemment, Alain Mabanckou, un autre intellectuel spécifique d’origine congolaise, très critique envers les dirigeants français et congolais, refusa l’invitation de Macron qui lui demandait de participer à la commission de réforme de la langue française et de la Francophonie. Cher LETTRIER, Dembélé, un intellectuel se doit d’avoir des positions claires, exemptes de toute ambigüité.
À ce stade critique de notre pays, où la démocratie est gravement menacée et les droits de certains de nos concitoyens sont bafoués, je crois, à mon humble avis, que la Guinée a plus que jamais besoin d’intellectuels spécifiques honnêtes comme Tierno __ qui osent encore dire la vérité au pourvoir politique __ que d’intellectuels de gouvernement malhonnêtes comme article 51 et comme ces trois juges du Tribunal ethnique qui ont jugé et condamné injustement l’une des grandes figures des intellectuels spécifiques, Tierno Monénembo.