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En juillet 2021, la disparition de Jacob Desvarieux est un séisme pour Kassav’, qui remonte sur scène pour lui rendre hommage à travers une série de concerts depuis le début de l’année. Nous avons rencontré Jean-Claude Naimro, le pianiste du groupe, toujours aussi fringant à l’approche de ses 73 ans. Avant les concerts du 18 mai 2024 à l’Accor Arena et du 19 mai 2024 à l’Adidas Arena, à Paris, le musicien martiniquais revient sur l’épopée musicale de Kassav’ qui s’écrit depuis plus de quatre décennies en créole et au rythme du zouk.
Franceinfo Culture : Que représentent ces concerts parisiens des 18 et 19 mai pour Kassav’ ?
Jean-Claude Naimro : Le plus important dans les concerts que nous avons entamés depuis le début de l’année 2024, c’est l’hommage à Jacob. Pour la première fois en quarante ans, nous n’allons interpréter que les titres et les compositions de Jacob pendant deux heures de concert. Le public va entendre un répertoire inédit chanté par Patrice Hulman, le chanteur que nous avons intégré au groupe, Jocelyn et moi. Ce sera une découverte pour les gens, qui continuent de s’intéresser à Kassav’ en dépit de l’absence de Jacob et de Pipo [Jean-Philippe Marthély, chanteur vedette du groupe, convalescent depuis son accident vasculaire cérébral en février 2020]. Beaucoup nous avaient déjà enterrés.
À la disparition de Jacob Desvarieux, en juillet 2021, cofondateur et l’un des piliers de Kassav’, qu’est-ce que vous vous dites ?
Quand j’ai appris la mort de Jacob, je me suis dit : « Kassav’, c’est fini. » Qu’on le veuille ou non, c’est lui qui avait le plus d’aura dans nombre de pays où nous nous produisons, notamment sur le continent africain avec cette voix singulière. Parmi nous, c’est celui qui possède le répertoire le plus apprécié, à commencer par Zouk-la sé sèl médikaman nou ni [la chanson qui lance le groupe en 1984]. Jacob n’est plus là, Pipo a eu un AVC et on ne sait pas s’il va remonter sur scène. Georges [Décimus, bassiste et cofondateur du groupe] ne chante pas, même si c’est un pilier du groupe. Il reste qui ? Jocelyn et moi ? Le groupe est mort. C’est ce que je me suis dit pendant trois ou quatre mois et finalement, je ne suis pas très croyant mais peut-être qu’il y a un petit Jésus là-haut qui a dit « Mais non, vous n’êtes pas finis. Remontez sur scène, ça va marcher ». Notre manager, qui est aussi une part importante de groupe – on oublie de le dire dans nos interviews – a aussi su trouver les mots et la manière de nous donner envie de continuer. Comme cet hommage à Jacob qui est son idée. Tout cela, mais pas que, nous a permis d’être moins négatifs. Le premier concert a été une épreuve parce que nous nous sommes demandé comment les gens allaient réagir. Et puis finalement, tout s’est bien passé. Nous avons pris plaisir à jouer ce nouveau répertoire. Quand vous faites quarante ans de concerts, vous avez une forme de fatigue intellectuelle parce que vous montez faire les mêmes titres…
Ce que le public vous réclame…
Cela a toujours été un questionnement dans ce groupe. Il y avait, d’un côté, ceux qui voulaient qu’on joue les mêmes titres parce que c’était ce que les gens demandaient. De l’autre, ceux qui militaient dont moi, pour faire découvrir deux ou trois titres. Le fait d’avoir décidé de jouer le répertoire de Jacob nous a obligés à enlever les titres habituels et à envisager les concerts de Kassav’ sous un autre angle. Cela a participé à créer un engouement nouveau. C’est comme si nous étions à nos débuts, c’est l’impression que cela me donne et c’est source de beaucoup d’énergie. D’autant que je dois chanter davantage, il faut que je me réinvente. Les premiers concerts, j’avais tendance à imiter la voix de Jacob mais je me suis rappelé à l’ordre. Le but étant d’interpréter ses titres, pas de chanter comme lui. Au fil des concerts, j’essaie de chanter en étant moi-même, sans faire offense à la vision de Jacob. Je ne chante pas dans la même tonalité que Jacob et ses textes ne sont pas ceux dont j’ai l’habitude. Et les nouveaux arrangements me conduisent à chanter d’une façon qui ne m’est pas naturelle. Il faut donc contrôler tout cela. Cela prend du temps mais je m’y fais petit à petit. Je commence seulement à trouver mes marques après les neuf concerts que nous avons déjà faits.
Il y a une question que l’on vous a toujours posée et qui se pose davantage aujourd’hui : à quoi tient la longévité de Kassav’ ?
Au respect mutuel avant tout. Jamais personne dans ce groupe n’a cherché à tirer la couverture à lui, à mener sa carrière solo à travers le groupe. Chacun de nous a eu l’intelligence de comprendre que la force du groupe, qui est la locomotive permettant à chacun d’entre nous d’avoir une petite carrière en parallèle, rejaillit sur chaque membre. Et non l’inverse. On a su avoir l’intelligence de se dire que tant que ce groupe dure et qu’il marche, chacun de nous ne pouvait qu’être plus fort et c’est ce qu’il s’est passé. Par ailleurs, à chaque fois qu’il y en a eu un qui a fait un album solo, on avait l’impression que c’était un album de Kassav’ parce que chacun de nous y participait d’une manière ou d’une autre. Chaque fois qu’un album solo sortait, c’était quelque part un petit bébé de Kassav’. Cela constitue une grande part de la longévité du groupe parce que nous avons toujours vécu la main dans la main.
Il y a Kassav’ et il y a son public. Qu’a-t-il de singulier selon vous ?
C’est un public cosmopolite. Je n’ai jamais vu ça, et j’ai joué avec énormément d’artistes avant et je vais voir les concerts des autres à longueur d’année et partout où je suis. Je n’ai jamais vu aucun groupe attirer aussi bien des enfants de 7 ans que des papis de 90 ans, des Noirs, des Indiens, des Japonais… Quel plus beau cadeau que ça ? Du Japon à la Russie, à Stalingrad, en passant par les États-Unis, le Canada, l’Amérique Latine, l’Océan indien, l’Afrique ou l’Europe de l’Est, nous avons connu le même succès partout. À chaque fois que nous commençons à jouer, il y a une atmosphère qui s’installe et les gens n’ont pas envie de rester assis. Ils veulent faire la fête avec nous. Évidemment, nous montons un répertoire pour qu’il en soit ainsi : on libère les gens petit à petit et nous le voyons de la scène.
Kassav’ fait évidemment du zouk, le genre musical dont il est l’inventeur. Comment définiriez-vous sa signature musicale ?
Elle est unique pour de multiples raisons. La première tient du fait qu’elle est basée sur le rythme du gow-ka, originaire de la Guadeloupe. Faire une musique à partir d’un rythme de percussion, c’est assez inédit. Ensuite, cette signature a été, pendant quarante ans, portée au-devant de la scène par la Martinique et la Guadeloupe dont viennent les membres du groupe. Ce qui contribue à faire rayonner ces petites îles à travers le monde. La musique de Kassav’ a été enrichie par la mazurka martiniquaise [la musique polonaise a été réadaptée sur l’île]. On y retrouve dans notre répertoire des mazurkas dont je suis le compositeur. Enfin, cette signature s’avère être un pont entre l’Afrique et nous. Nous avons créé une musique et à force d’être invité sur ce continent, notre pratique musicale s’est enrichie.
La Côte d’Ivoire et l’Angola comptent parmi les premiers pays qui nous ont invités. Nous sommes certainement le premier groupe antillais à avoir mis les pieds dans ces pays. Durant les vingt premières années, notre musique a scotché sur le continent. Habitant à Paris, nous avons la chance d’avoir les moyens techniques de mettre notre son en valeur sur scène. Ce qui a impressionné les musiciens en Afrique, peut-être encore plus parce qu’ils ont senti que notre musique venait de chez eux au départ et qu’on l’enrichissait, au fur et à mesure, de petits ingrédients pris sur le continent. L’Afrique baigne dans notre sang. En Angola, cela a donné le kizomba. Encore aujourd’hui, quand nous allons dans ce pays, ses inventeurs viennent nous dire à quel point ils nous sont redevables. Ils nous racontent ainsi comment nous voir jouer dans leurs stades à l’âge de 15-16 ans les a inspirés. C’est gratifiant de se dire que notre travail a rejailli sur les artistes africains dans beaucoup de pays, le Cameroun, le Sénégal, la Côte d’Ivoire ou encore l’Angola. Ils ont piqué un petit peu ce qu’ils entendaient de nous, ne serait-ce que les riffs de cuivre. Nous nous sommes réciproquement inspirés. Maintenant, quand on laisse cet héritage aux jeunes, puisque nous sommes à la fin de notre carrière qu’on le veuille ou non, et qu’on voit qu’il y a une résonance Kassav’, de zouk dans la musique d’Aya Nakamura, de Maître Gims et de bien d’autres, le plaisir est incroyable.
Comment Kassav’ a composé et travaillé au fil des ans ?
Pour faire un album de Kassav’, c’est un an, un an et demi. D’abord six mois pour que chacun compose de son côté, ensuite nous nous réunissions pour choisir avec une grande intransigeance. Nous, les six membres de Kassav’ qui composions [Georges Décimus, Pierre-Édouard Décimus, Jacob Desvarieux, Jean-Claude Naimro, Jean-Philippe Marthély et Patrick Saint-Eloi], écoutions les maquettes et nous choisissions les meilleurs titres. Nous avons toujours respecté cette ligne de conduite. Nous composions de manière différente certes, mais avec une même vision de ce qu’est la musique de Kassav’. Mes titres ne ressemblent pas à ceux de Jacob, ni à ceux de Patrick Saint-Eloi ou encore à ceux de Jean-Philippe Marthély, ni à ceux de Georges. Jacob vient du rock. Moi du R’n’B, du funk, Georges est resté très pays [musique locale]. Si on devait faire des compositions chacun de notre côté sans tenir compte de l’autre, il n’y aurait pas d’identité commune. Quand on rentrait en studio au bout de six mois après que tout le monde avait composé, commençait alors le deuxième travail d’unification parce que nous avons un droit de regard réciproque sur nos différentes compositions. On bossait encore six mois afin que chaque titre prenne une valeur intrinsèque. Quand l’album était à deux doigts d’être mixé, on faisait une écoute commune et quelques personnes étaient invitées à nous donner leur avis. Ce qui nous permettait de corriger certains titres. C’est un travail perpétuel qui nous a amenés à ce que nous sommes devenus.
Quand vous rejoignez Kassav’ en 1982, vous avez déjà une vie artistique bien remplie derrière vous. Qu’a apporté cette expérience à Kassav’ ?
C’est la rigueur. Elle me réussit d’ailleurs parce que les autres m’ont désigné chef d’orchestre, pas pour donner les ordres mais pour préparer les choses en amont. Quand vous avez été pianiste de Stone et Charden ou de Miriam Makeba, vous observez et vous avez une expérience de ce qui se fait et ne se fait pas à un certain niveau. D’une manière ou d’une autre, ça a transpiré sur ce que nous avons fait après dans Kassav’. J’ai toujours eu, par exemple, la rigueur d’écouter les concerts après. On n’atteint jamais la perfection, dont je rêve, mais on y tend. Faire attention aux petits détails musicaux, c’est ce que j’ai appris chez les autres avant Kassav’.
Quel genre de pianiste est Jean-Claude Naimro ?
J’ai fait du classique de 7 à 18 ans. Le classique m’a donné une base technique et je suis un fan inconditionnel de jazz. J’estimais qu’il fallait être un grand perfectionniste pour faire l’un ou l’autre. En revanche, toute ma jeunesse a été bercée par la musique de chez moi et par la musique américaine : R&B, Wilson Pickett, James Brown, Tina Turner… tout ce qui se faisait dans les années 1960. Quand je suis arrivé à Paris et que les gens ont commencé à me connaître et faire appel à moi, ils ont bien remarqué que j’étais un caméléon. Je ne me considère pas du tout comme un pianiste dans tous les sens du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui est capable de se mettre derrière le piano, de jouer une heure en vous laissant bouche bée. Je me suis dit que j’allais me servir de mon petit bagage de caméléon et c’est Thierry Vaton [célèbre pianiste martiniquais qui l’a remplacé pendant qu’il participait à la tournée de Peter Gabriel (1993-1994)], qui l’explique le mieux dans son livre. Cela m’a touché parce qu’il a su voir en moi cette personne capable d’être derrière un chanteur ou un artiste quelconque et de lui donner ce qu’il a envie d’entendre, d’être un musicien assez malléable pour accompagner aussi bien la variété française, américaine ou encore africaine. Avec Kassav’, la boucle s’est bouclée. Je pense qu’ils ont su voir en moi cette personne capable de revenir pour faire une musique de son pays mais avec une vue à 360°. Nous partagions la même vision avec Jacob, c’est-à-dire celle de faire une musique de notre pays tout en lui donnant différents accents. La musique de Kassav’, le zouk, est unique parce qu’il est aussi empreint de choses qui viennent d’ailleurs, c’est une musique hybride tout en étant reconnaissable à la première écoute.
Quelle est votre chanson préférée ou l’un des titres que vous aimez le plus de Kassav’ ?
L’une de mes compositions préférées est une chanson de Georges Décimus chantée par Patrick Saint-Eloi [ancien chanteur de Kassav’ disparu en 2010], Filé zétwal. C’est une chanson que j’aime beaucoup. C’est un titre comme je les aime, pas simple à aborder avec un arrangement magnifique.
Vous avez fait un concert solo pour la première fois en 2023 pour remplir comme un vide. L’exercice vous attire-t-il de plus en plus ?
Je n’avais jamais envisagé de faire un concert parce qu’on n’avait jamais le temps. Ensuite, pour Patrick Saint-Éloi, Jean-Philippe ou encore Jocelyn, c’était plus facile parce que nous leur composions beaucoup de morceaux. Entre les concerts de Kassav’, par exemple, Jocelyn pouvait faire un concert solo tranquillement. Longtemps, j’ai composé plus pour les autres que pour moi-même. En outre, il était hors de question pour moi de faire un concert sans être encore plus méticuleux que je ne l’étais pour le groupe. Ma fille a été l’une de celles qui m’ont convaincu avec des arguments imparables. Et le Covid a fait le reste. Kassav’ était à l’arrêt, comme tout le monde, et je tournais en rond chez moi. Je m’y suis donc mis avec bonheur. Je suis content d’avoir fait ces concerts-là. Je suis même à l’affût désormais. Mais je veux encore me perfectionner. Pendant quarante ans, j’ai été avec les autres, ça permet de se cacher entre guillemets. Mais quand vous montez sur scène et que vous êtes tout seul, ce n’est pas la même blague du tout. Ce n’est pas la même chose de chanter deux ou trois titres et de jouer du piano pendant un concert de Kassav’ que d’interpréter une vingtaine de titres en solo. Toutefois, j’y ai pris goût.
Kassav’ est connu partout dans le monde. Le groupe, nommé à l’ordre des Arts et lettres en 2021, est ainsi devenu un ambassadeur de la culture française. Est-ce que la France traite bien Kassav’, ce label musical qui s’exporte si bien depuis quarante-cinq ans maintenant ?
Il faudrait d’abord définir ce qu’est la France. Si c’est le public français, la réponse est oui. Nous sommes partout comme chez nous. Pour ce qui est des instances françaises… (il souffle). Est-ce qu’on est vraiment un groupe français pour elles ? Comme dit Césaire [écrivain et homme politique martiniquais], sommes-nous Français à part entière ou entièrement à part ? Ça dépend. Ce serait compliqué de dire qu’elles nous ont vraiment adoptées. Il faut s’y faire.
Quel serait un signe de reconnaissance ?
Que nous soyons aux Jeux olympiques. Qui mieux que Kassav réunit tout le monde en France et à l’étranger ? C’est ce que représentent les cinq anneaux olympiques. Quand on choisit quelqu’un pour porter le drapeau français, on le fait pour des raisons précises. Kassav’ est connu dans le monde entier qui est réuni par les Jeux olympiques. Mais quand on voit la polémique autour d’Aya Nakamura [cible de groupes racistes qui estiment qu’elle n’est pas légitime pour chanter à la cérémonie d’ouverture des JO de Paris], on ne souhaite pas en créer une autre. Nous laissons les choses se faire.
Vous avez chanté partout dans le monde et dans toutes les circonstances. Il y a eu un cessez-le-feu en Angola grâce à votre concert. De quelle scène rêvez-vous encore pour Kassav’ ?
En face de la tour Eiffel le 14 juillet, une scène au milieu de l’arcade du Musée de l’homme et un public jusqu’à la tour Eiffel, avant les Jeux olympiques. Un concert gratuit.