Ahmad Massoud: «Nous demandons avec insistance à l’Europe de s’impliquer en Afghanistan»
Dans un entretien accordé à la rédaction en persan de RFI, Ahmad Massoud, le fils d’Ahmad Shah Massoud, « figure de la résistance » en Afghanistan, demande à l’Europe de ne pas abandonner son pays. Surtout, il lui demande de participer aux pourparlers de paix pour soutenir le peuple afghan et ses droits à la démocratie et aux libertés. Ahmad Massoud s’est rendu en France pour assister à l’inauguration d’une allée des jardins des Champs-Élysées baptisée du nom de son père. Ahmad Massoud répond aux questions de Farid Fatemi.
RFI: Comment évaluez-vous la situation de votre pays ?
Ahmad Massoud: L’Afghanistan se trouve actuellement, encore une fois, à un moment délicat et déterminant de son histoire. La communauté internationale, les États-Unis et l’Occident dans son ensemble, après vingt ans d’accompagnement du peuple afghan, sont en train de l’abandonner. Ce qui nous inquiète sérieusement, c’est que le départ programmé des forces internationales intervient au moment où l’insécurité est grandissante en Afghanistan. Les interventions des pays étrangers dans ce pays se multiplient et le contexte est très favorable au développement de l’extrémisme et du terrorisme.
Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’en raison des erreurs multiples commises durant les vingt dernières années, nous n’avons aujourd’hui qu’un gouvernement faible, illégitime, croyant et agissant sur la base de l’ethnicité. Le départ des forces internationales, dans ces circonstances, provoque une crise profonde dans le pays.
En quoi le gouvernement actuel est-il illégitime ?
Le gouvernement actuel n’est pas issu d’élections saines et transparentes. Il est basé sur un accord entre Messieurs Abdullah Abdullah et Ashraf Ghani. Mais aujourd’hui, cet accord même n’est pas respecté et le pouvoir est de plus en plus concentré [entre les mains du président, NDLR], ce qui le rend inévitablement illégitime. De plus, la politique ethnocentriste du gouvernement actuel est de plus en plus éloignée du peuple.
Que pensez-vous des négociations de Doha ?
L’Afghanistan s’est doté, il y a plus de dix ans, d’un Conseil de paix, présidé au départ par Burhanuddin Rabbani. Mais ses efforts pour parvenir à la paix n’ont pas abouti et les talibans, par son assassinat [le 20 septembre 2011 à Kaboul, NDLR] ont démontré qu’ils cherchaient plutôt la guerre. Malheureusement, les Américains depuis environ deux ans ont entamé des négociations avec les talibans à Doha. Ces négociations ont contribué à préparer le terrain à des discussions inter-afghanes. Mais l’erreur regrettable et grave des Américains de signer un accord séparé avec les talibans, avant que les Afghans eux-mêmes puissent s’entendre, a modifié l’équilibre des forces et a anéanti les résultats obtenus par un an de négociations.
Après l’expérience suffisamment connue du pouvoir des talibans en Afghanistan, comment peut-on interpréter aujourd’hui le projet de leur participation à un gouvernement de coalition nationale ? Pensez-vous que cette légitimité est obtenue grâce aux négociations engagées par les Américains ?
Non, aucunement. L’une des raisons principales qui explique une certaine légitimité des talibans ou n’importe quel autre groupe à l’étranger, et uniquement à l’étranger, car à l’intérieur du pays la situation est différente, est l’échec et l’incapacité des gouvernements successifs en Afghanistan. C’est cette même incapacité qui a désespéré la population, entraîné l’insécurité chronique et abouti à l’affaiblissement du gouvernement et au renforcement de l’ennemi.
Que pensez-vous des plans de départ des forces américaines et d’une manière générale des forces internationales ? Doivent-elles rester, selon vous ?
Je pense que lors des négociations de paix en Afghanistan, il faut attacher une plus grande importance à la définition des conditions nécessaires au départ des forces internationales, afin d’éviter la résurgence d’une autre guerre totale dans le pays. Il est évident qu’après l’instauration de la paix, ces forces doivent quitter l’Afghanistan. C’était le souhait d’Ahmad Shah Massoud et son combat contre l’Union soviétique pour voir son pays sans la présence de forces étrangères. Mais les négociations de paix doivent s’attacher à l’avènement d’un système juste et équitable.
Quelle est la feuille de route indispensable pour sortir l’Afghanistan de la situation actuelle ?
Une feuille de route doit être élaborée par la coopération et des négociations avec une large participation nationale et internationale. Ce n’est pas à une seule personne de la définir. Mais je peux en donner les principes de mon point de vue. La première règle est celle de l’abnégation de soi. Monsieur Ashraf Ghani doit accepter que la poursuite de l’exercice de son pouvoir constitue un danger pour l’identité de l’Afghanistan, pour la paix en Afghanistan et pour le statut même de l’État, car, aujourd’hui, il se situe clairement contre l’union et l’alliance dans ce pays. Il se déclare contre la paix. Plus il insiste pour rester au pouvoir, plus il conduit le pays vers la guerre et le sang. C’est la raison pour laquelle il doit accepter de quitter le pouvoir pour le bien du pays.
La deuxième étape est celle qui consiste à nouer des négociations nationales, régionales et internationales pour l’instauration d’une véritable paix accompagnée d’un changement du système politique pour assurer la participation nationale. Il n’est pas possible d’accéder à la paix en Afghanistan en maintenant un État centralisé avec la concentration du pouvoir entre les mains d’une seule personne. Nous ne voulons pas le départ de Monsieur Ashraf Ghani pour confier les mêmes pouvoirs à quelqu’un d’autre. La paix en Afghanistan ne sera garantie que par un système politique efficace et décentralisé.
Vous avez fait allusion à l’ethnicité. Qu’entendez-vous par là ?
L’Afghanistan est la terre des minorités. Aucune ethnie ne constitue la majorité en Afghanistan, ni les Pachtouns, ni les Tadjiks, ni les Ouzbeks, ni les Hazâras. Dans ces conditions et dans un pays composé de minorités, le système centralisé ne fonctionnera pas. Pour ce pays, la meilleure solution est l’établissement d’un système décentralisé. Ces vingt dernières années, malgré la présence américaine et les garanties économiques et sécuritaires de l’Occident, la crise de la participation politique et de la distribution des richesses économiques en Afghanistan ont perduré et le pays se trouve aujourd’hui dans une situation dégradée et une position périlleuse, car le système politique centralisé ne convient pas à ce pays multiethnique. De plus, nous sommes entourés de voisins qui cherchent leurs propres intérêts et jouent leurs propres partitions pour atteindre leurs buts.
Qu’attendez-vous des pays occidentaux et notamment Ahmad Massoud: «Nous demandons avec insistance à l’Europe de s’impliquer en Afghanistan»
Dans un entretien accordé à la rédaction en persan de RFI, Ahmad Massoud, le fils d’Ahmad Shah Massoud, « figure de la résistance » en Afghanistan, demande à l’Europe de ne pas abandonner son pays. Surtout, il lui demande de participer aux pourparlers de paix pour soutenir le peuple afghan et ses droits à la démocratie et aux libertés. Ahmad Massoud s’est rendu en France pour assister à l’inauguration d’une allée des jardins des Champs-Élysées baptisée du nom de son père. Ahmad Massoud répond aux questions de Farid Fatemi.
RFI: Comment évaluez-vous la situation de votre pays ?
Ahmad Massoud: L’Afghanistan se trouve actuellement, encore une fois, à un moment délicat et déterminant de son histoire. La communauté internationale, les États-Unis et l’Occident dans son ensemble, après vingt ans d’accompagnement du peuple afghan, sont en train de l’abandonner. Ce qui nous inquiète sérieusement, c’est que le départ programmé des forces internationales intervient au moment où l’insécurité est grandissante en Afghanistan. Les interventions des pays étrangers dans ce pays se multiplient et le contexte est très favorable au développement de l’extrémisme et du terrorisme.
Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’en raison des erreurs multiples commises durant les vingt dernières années, nous n’avons aujourd’hui qu’un gouvernement faible, illégitime, croyant et agissant sur la base de l’ethnicité. Le départ des forces internationales, dans ces circonstances, provoque une crise profonde dans le pays.
En quoi le gouvernement actuel est-il illégitime ?
Le gouvernement actuel n’est pas issu d’élections saines et transparentes. Il est basé sur un accord entre Messieurs Abdullah Abdullah et Ashraf Ghani. Mais aujourd’hui, cet accord même n’est pas respecté et le pouvoir est de plus en plus concentré [entre les mains du président, NDLR], ce qui le rend inévitablement illégitime. De plus, la politique ethnocentriste du gouvernement actuel est de plus en plus éloignée du peuple.
Que pensez-vous des négociations de Doha ?
L’Afghanistan s’est doté, il y a plus de dix ans, d’un Conseil de paix, présidé au départ par Burhanuddin Rabbani. Mais ses efforts pour parvenir à la paix n’ont pas abouti et les talibans, par son assassinat [le 20 septembre 2011 à Kaboul, NDLR] ont démontré qu’ils cherchaient plutôt la guerre. Malheureusement, les Américains depuis environ deux ans ont entamé des négociations avec les talibans à Doha. Ces négociations ont contribué à préparer le terrain à des discussions inter-afghanes. Mais l’erreur regrettable et grave des Américains de signer un accord séparé avec les talibans, avant que les Afghans eux-mêmes puissent s’entendre, a modifié l’équilibre des forces et a anéanti les résultats obtenus par un an de négociations.
Après l’expérience suffisamment connue du pouvoir des talibans en Afghanistan, comment peut-on interpréter aujourd’hui le projet de leur participation à un gouvernement de coalition nationale ? Pensez-vous que cette légitimité est obtenue grâce aux négociations engagées par les Américains ?
Non, aucunement. L’une des raisons principales qui explique une certaine légitimité des talibans ou n’importe quel autre groupe à l’étranger, et uniquement à l’étranger, car à l’intérieur du pays la situation est différente, est l’échec et l’incapacité des gouvernements successifs en Afghanistan. C’est cette même incapacité qui a désespéré la population, entraîné l’insécurité chronique et abouti à l’affaiblissement du gouvernement et au renforcement de l’ennemi.
Que pensez-vous des plans de départ des forces américaines et d’une manière générale des forces internationales ? Doivent-elles rester, selon vous ?
Je pense que lors des négociations de paix en Afghanistan, il faut attacher une plus grande importance à la définition des conditions nécessaires au départ des forces internationales, afin d’éviter la résurgence d’une autre guerre totale dans le pays. Il est évident qu’après l’instauration de la paix, ces forces doivent quitter l’Afghanistan. C’était le souhait d’Ahmad Shah Massoud et son combat contre l’Union soviétique pour voir son pays sans la présence de forces étrangères. Mais les négociations de paix doivent s’attacher à l’avènement d’un système juste et équitable.
Quelle est la feuille de route indispensable pour sortir l’Afghanistan de la situation actuelle ?
Une feuille de route doit être élaborée par la coopération et des négociations avec une large participation nationale et internationale. Ce n’est pas à une seule personne de la définir. Mais je peux en donner les principes de mon point de vue. La première règle est celle de l’abnégation de soi. Monsieur Ashraf Ghani doit accepter que la poursuite de l’exercice de son pouvoir constitue un danger pour l’identité de l’Afghanistan, pour la paix en Afghanistan et pour le statut même de l’État, car, aujourd’hui, il se situe clairement contre l’union et l’alliance dans ce pays. Il se déclare contre la paix. Plus il insiste pour rester au pouvoir, plus il conduit le pays vers la guerre et le sang. C’est la raison pour laquelle il doit accepter de quitter le pouvoir pour le bien du pays.
La deuxième étape est celle qui consiste à nouer des négociations nationales, régionales et internationales pour l’instauration d’une véritable paix accompagnée d’un changement du système politique pour assurer la participation nationale. Il n’est pas possible d’accéder à la paix en Afghanistan en maintenant un État centralisé avec la concentration du pouvoir entre les mains d’une seule personne. Nous ne voulons pas le départ de Monsieur Ashraf Ghani pour confier les mêmes pouvoirs à quelqu’un d’autre. La paix en Afghanistan ne sera garantie que par un système politique efficace et décentralisé.
Vous avez fait allusion à l’ethnicité. Qu’entendez-vous par là ?
L’Afghanistan est la terre des minorités. Aucune ethnie ne constitue la majorité en Afghanistan, ni les Pachtouns, ni les Tadjiks, ni les Ouzbeks, ni les Hazâras. Dans ces conditions et dans un pays composé de minorités, le système centralisé ne fonctionnera pas. Pour ce pays, la meilleure solution est l’établissement d’un système décentralisé. Ces vingt dernières années, malgré la présence américaine et les garanties économiques et sécuritaires de l’Occident, la crise de la participation politique et de la distribution des richesses économiques en Afghanistan ont perduré et le pays se trouve aujourd’hui dans une situation dégradée et une position périlleuse, car le système politique centralisé ne convient pas à ce pays multiethnique. De plus, nous sommes entourés de voisins qui cherchent leurs propres intérêts et jouent leurs propres partitions pour atteindre leurs buts.
Qu’attendez-vous des pays occidentaux et notamment de l’Europe ? Pensez-vous qu’elle puisse jouer un quelconque rôle en Afghanistan ?
Les membres de l’Union européenne, surtout l’Allemagne et la France, et à une époque la Grande-Bretagne et la Suède aussi, ont joué un rôle important pour soutenir la démocratie, les droits des femmes, la liberté d’expression. Ils ont aussi, dans le cadre de l’Otan, participé à la lutte contre l’extrémisme et je profite de l’occasion pour les remercier sincèrement. Nous en sommes reconnaissants. Mais malheureusement, depuis que l’Europe a diminué sa présence militaire en Afghanistan, sa voix sur ce pays au niveau politique n’est plus entendue. Par exemple, les États-Unis ont totalement exclu les Européens de la conférence de paix qui doit se tenir prochainement en Turquie. Cette exclusion constitue un danger stratégique à la fois pour l’Afghanistan et pour l’Europe. C’est un danger pour l’Afghanistan, car l’Europe depuis toujours, de l’époque de la guerre contre l’Armée rouge et contre les talibans, mais aussi pendant ces vingt dernières années, soutenait le peuple afghan dans sa quête de la démocratie, les droits de la femme, la liberté d’expression, les droits de l’homme et d’autres valeurs de ce genre.
Les États-Unis, bien qu’attachés à ces valeurs, avaient d’autres considérations. L’absence des Européens, qui ont toujours œuvré pour renforcer ces valeurs et même insisté auprès des États-Unis pour en tenir compte, constitue véritablement un danger pour nous et nous demandons avec insistance à l’Europe de revenir en Afghanistan et d’y être active dans ces domaines. Les négociations directes des Américains avec les talibans, surtout durant la dernière année, ont abouti à la légitimation et au renforcement de cette organisation et des autres groupes extrémistes. Les autres groupes, les chebabs, al-Qaïda, Daech et les autres se disent : si les États-Unis ont négocié avec les talibans, ils vont un jour négocier avec nous aussi. Cette vision renforce leurs activités et encourage aussi leurs cellules en Europe à développer leurs actions et activités extrémistes.
L’autre conséquence des négociations précipitées avec les talibans et la perspective d’un échec éventuel des pourparlers inter-afghans et la poursuite de la guerre, entraîne et encourage le départ de centaines de milliers d’Afghans vers l’Europe. L’an dernier, 5 millions d’Afghans ont été déplacés. Une grande partie tente de venir en Europe et s’installe notamment en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne. Ainsi, le problème de la guerre et de la paix en Afghanistan est aussi un problème pour l’Europe. Dans mes rencontres avec les autorités françaises, j’ai insisté sur le rôle que l’Europe et la France doivent jouer dans les négociations de paix inter-afghanes pour soutenir le peuple afghan et la démocratie dans ce pays.
Traduit du persan par Ehsan Manoochehri